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« Au fond de la couche gazeuse » de Baudouin de Bodinat.

AU FOND DE LA COUCHE GAZEUSEFinalement nous ne sommes pas arrivés dans le monde idéal que semblait promettre vers la fin du 20 ème siècle les musiques d’ascenseur et de galerie marchande.

L’expérience est directement accessible à tous et partout : l’interface semble être devenu pour beaucoup le seul œil par lequel voir le monde. Dans le métro, à la sortie des classes, en terrasse, revenant compulsivement à son « ordiphone », l’être humain du 21 ème siècle paraît avoir réussi à conjoindre dans un même geste la frénésie et le confort de l’inconscience. Sans cesse rivé à des écrans et aux appels qui peuvent en sourdre, à force de se rendre en permanence connectable à ce qui n’est pas là, il a réussi à n’être plus jamais tout à fait . A ne plus se contenter de ne pouvoir être partout, il en est venu à n’être plus nulle part. Et sous ce qu’y impriment pâlement les écrans, leurs regards paraissent s’être irrémédiablement vidé de toute vie propre.

ce contact avec ce qui n’est pas là ne se maintient qu’aux dépens de son contact avec les choses […], et par là au préjudice de sa conscience particulière.

Omniprésence des écrans, mécanisation des êtres, surveillance globale, pollution généralisée des airs, des eaux, des terres… le constat dépeint par Baudoin de Bodinat est sombre mais connu. D’où l’utilité de le redoubler d’un autre, moins souvent attesté, celui de notre consentement à cet état de fait. Car à la gravité de cette situation, dont nous sommes responsables, répond presque mécaniquement notre plongée toujours un peu plus profonde dans la léthargie. Comme si le danger que nous fabriquons (sans issue aucune pour l’auteur), non contents d’en être les artisans consciencieux, nous en devenions toujours un peu plus les victimes consentantes. Baignés les yeux ouverts dans le liquide amniotique de notre techné, peu nous reste encore à offrir de vie en résistance à la mort lente que nous créons.

Et parmi cette infinité de fenêtres disponibles, l’une peut donner sur une vue de la Terre filmée en rotation depuis la nuit sidérale. Le résident y distingue nettement les océans et les contours continentaux, les grandes forêts, les taches claires ou terreuses des étendues désertiques et la dynamique nuageuse. En phase nocturne, et comme en négatif, apparaissent les scintillations ténues que font ces conurbations où l’humanité s’est réfugiée avec l’éclairage électrique ; et parmi lesquelles celle où il se tient assis à cet instant à se considérer en quelque sorte de dehors, su specie aeternitatis, sous le regard objectif d’une caméra automatique, qui aussi bien continuerait d’émettre quand il n’y aurait plus personne en bas, et peut-être entend-il alors venus d’un alvéole contigu des rires enregistrés ; ou des geignements, ou des exclamations de football, ou des bruits de fusillade, de carambolage ; ou rien.

La phrase, sublime, de Baudoin de Bodinat, se heurte au progrès. De plein fouet, elle se dresse contre la bêtise consentante érigée en principe. Elle se fait bastion face à l’ignorance qu’elle démontre généralisée. Elle rend compte des singularités perdues, diluées dans le collectivisme qui les submerge. En tout cela, elle pourrait sembler rejoindre celles fabriquées à grand renfort de publicités par ces réactionnaires qu’on affuble fréquemment du nom de « penseurs » ou de « philosophes ». C’est oublier en quoi le « réac » est si particulier et que ce qui le fonde n’est pas qu’un rapport avec le passé. Dont il s’ingénierait alors à le faire surgir à nouveau tel qu’en lui-même. Le discours réactionnaire, dans son regret du passé, n’articule jamais ce dernier brut. Le passé n’est que l’occasion, pour le « réac », d’affirmer mieux et plus fort un autre discours, idéologique, identitaire, racial. Le « c’était mieux avant » ne se prononce jamais à propos d’un « avant » neutre.

ce n’est pas le passé qui est regretté, mais cela par quoi l’existence ne se referme pas, s’éprouve insuffisante.

Le portrait que dresse Baudouin de Bodinat de notre monde est glaçant. Mais qu’on désire s’en servir ou non, et dans un sens ou un autre, il n’en reste pas moins posséder la force du constat. Quoiqu’on en dise, quoi qu’on cherche à dresser devant pour l’occulter, ce monde est le nôtre. Désabusés, mourrons conscients!

Il ne pouvait donc y avoir de meilleure époque pour la conscience que celle-ci où elle devient si vite un inconvénient.

Baudoin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, 2015, Fario.

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