« Chronique des sentiments. Livre I. Histoires de base. » de Alexander Kluge.

Alexander Kluge

Il n’y a rien de neuf mis à part les mutations.

Pourquoi lit-on? A quelque personne qu’on la pose, la réponse différera sans doute. Mais quelle qu’elle soit, elle fera apparaître forcément une parenté entre le pourquoi et le quoi. Autrement dit, chez tout lecteur, ce qu’il lit a toujours à voir avec les causes de sa lecture. Je veux me « divertir », je lis du Musso ; je m’intéresse à la façon dont le langage nous façonne, je lirai de la poésie ; je cherche à comprendre nos origines, je lirai « Trous noirs » de Susskind… Au delà des raisons ponctuelles (l’ « actualité », une recherche temporaire, un état mental passager) qui nous entraînent à ouvrir tel ou tel livre, les raisons profondes qui président à leur lecture paraissent y sommeiller. Les causes du geste étant comme contenues dans ce que la main saisit.

On réfléchit à quelque chose parce qu’on sait que d’autres y pensent, quelque chose réfléchit en nous.

Qu’est que cette Chronique de sentiments? Conglomérat de textes courts rassemblés en sous-ensembles (Description de bataille, Affirmation ensauvagée de soi, etc…), lardés d’images et de notes parfois sans lien évident avec leurs lieux d’apparition dans le livre, son apparence même laisse perplexe. Perplexité que ne lèveront nullement les premiers regards y jetés. Entre fiction et essai, formé de phrase souvent courtes et factuelles, chaque fragment de cette somme parait de prime abord constituer un élément d’un immense coq-à-l’âne. A tel point qu’est questionnée la possibilité de chacune de ses parties de signifier.

Ainsi le poète est-il constitué d’une abondance de duvets sensibles (comme ceux de la crinière de Méduse) ou bien il possède des tentacules, c’est-à-dire que son cerveau latéralise et peut, de son oreille avide d’actions, se figurer le Bien et le Mal pour décrire ce qui n’existe nulle part au monde. en regard de toute forme simple, cet ETRE PLURIEL présente un réel avantage évolutionnaire.

Les pleurs d’un général; une grippe qui bloque les voies cérébrales du Fürher, ce qui décide de l’issue d’une bataille; le rôle qu’eurent à jouer des hémorroïdes dans la déroute des armées allemandes; ce qui pousse une colonne de sapeurs-pompiers en fuite devant l’ennemi à faire demi-tour pour éteindre les incendies d’une ville en pleins combats; ce qui se dissimule sous l’acte dit volontaire; les impératifs génétiques, historiques, sociaux qui président à l’acte moral; l’histoire des morts de la prochaine guerre… Peu à peu, par l’entremêlement même des divers sujets et leurs approches, se dévoile une oeuvre-monde…

Puisant dans l’histoire, la géologie, la technique, la philosophie, la musique, la littérature, etc… et dans une imagination que rien ne vient limiter, Alexander Kluge nous plonge dans le gouffre de nos contradictions, de nos doutes, de nos beautés. Parfois se limitant à exposer un document, d’autres fois les creusant jusqu’à en épuiser tout le suc, se jouant du sens et des moyens classiques d’y aborder, il brouille les pistes et, les brouillant, en rend d’autres possibles, par leur brouillage même.

Alors que beaucoup d’œuvres éclairent des aspects du réel, prétendent l’expliquer, lui apporter un sens, l’oeuvre de Kluge lui crée un nouvel accès. En complexifiant le réel – Ah, ces beaux esprits qui nous présentent l’art comme ce qui « simplifie » le monde -, l’auteur lui offre des possibilités d’advenir autrement.

Pour revenir à notre question de départ : face à Chronique des sentiments, il n’y a pas de pourquoi qui tienne. Les raisons de sa lecture ne lui préexistent pas. Cette oeuvre est tellement autre qu’elle échappe à tout désir préalable d’elle. Et c’est en cela aussi – en sus de son époustouflante beauté – qu’on reconnait qu’elle est indispensable.

Jamais mes aïeux de la région sud du Harz n’auraient osé imaginer avec quels gènes étrangers les leurs cohabitent aujourd’hui chez leurs descendants, de même que nous, gens du présent, ne saurions dire (ni aucunement influencer) la manière dont les heureux événements (ou les malheureux) se répartiront dans l’avenir parmi nos enfants.

La 6 ème armée n’a jamais été une machine, l’instrument que les états-majors croyaient conduire. C’est bien plutôt de la force de travail, des espoirs, de la confiance, la volonté incontournable de demeurer proche des réalités – mélangée aux défauts de huit cents ans d’histoire antérieure – et, avant tout, l’obstination à demeurer en société qui conduisent ces 300.000 hommes à faire mouvement vers les steppes de la Russie du Sud, dans une contrée du monde, sur les rives d’un fleuve, où aucun d’entre eux n’avaient quoi que ce soit à y faire. C’est là l’édification organisationnelle d’un malheur.

Il est en nous QUELQUE CHOSE qui veut jouer.

Mes grand-parents étaient de simples paysans. Si l’on remonte à la naissance du Christ, cela fait 64 billions d’ancêtres. Chacun de ces ancêtres est le parent d’un arboricole, dont descendent tous les ancêtres et dont les sentiments tels que s’endormir, avoir bon goût, mordre, oh là là, et ainsi de suite, voient à leur tour leurs ASCENDANCES RESPECTIVES remonter à un seul couple de sentiments : chaud/froid.

Votre deuil, ce pourrait être de devoir dire adieu au dernier lien que nous aurions pu avoir avec un état de l’humanité qui date de douze mille ans. Peut-être y a-til chez ces premiers habitants des légendes qui remontent à dix-huit mille ans, si bien que nous, les gens d’aujourd’hui, nous comprenons quelque chose en nous, qui ne trouve en nous plus aucun langage.

Alexander Kluge, Chronique des sentiments. Livre I. Histoires de base, 2016, P.O.L., Edition dirigée par Vincent Pauval, trad. Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann, Vincent Pauval.

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