« Conjurer la peur. Sienne 1338. Essai sur la force politique des images » de Patrick Boucheron.

Justice enchînéeVous allez sur Google Art Project, vous tapez en recherche Lorenzetti et ouvrez les images relatives à la fresque dite « du bon gouvernement ».  Vous y chercherez en vain la partie relative à la guerre.  N’y est-elle pas par manque d’intérêt?  Ou plus simplement car elle est moins bien conservée et donc moins « montrable »?  Ou parce que ceux qui décident dans le cadre de ce projet ont eu le sentiment de saisir l’essentiel et que ce pan n’en faisait pas partie?  Probablement un peu de tout cela.

La force politique des images consiste précisément à ne rien dérober au regard.

Le premier mérite de la remarquable analyse de Patrick Boucheron est précisément de rétablir la fresque de Lorenzetti dans la force de son intégralité.  A force d’en avoir entendu parler comme celle « du bon gouvernement », on en est arrivé à occulter même inconsciemment une partie de son propos, et qui couvre un tiers de sa surface.  Le nom qu’on lui a octroyé n’a plus fait voir d’elle que la partie « concorde » de son projet.  Il convient, pour regarder une œuvre telle que celle-là, de se départir des regards qui s’y sont attachés à travers le temps.  Ou du moins de savoir que notre regard est chargé de regards qui l’ont précédé.  Et dès ce moment, quand le regard peut de nouveau épouser l’ensemble de l’œuvre, la lecture qu’il en a prend une teinte bien moins simpliste.  Et, animé par l’ensemble, l’œil peut se fixer, renouvelé, dans l’analyse des détails.  Ainsi en va-t-il, par exemple, du rabot posé sur les genoux de la Concorde.  Une lecture, non dépoussiérée, ou du moins inconsciente, de ses antécédents libéraux ne saisira plus l’importance symbolique de l’objet.  Alors même que la place simplement matériellement occupée par celui-ci est considérable, on n’en saisit plus la force.  Avec un rabot, on enlève, on diminue, on supprime ce qui dépasse.  Chez Lorenzetti, on ne crée pas de l’égal (regardez les personnages à droite de la Concorde, tous rigoureusement de même taille) en élevant chacun mais en nivelant ce qui dépasse.

Si nous peinons aujourd’hui à l’admettre, c’est parce que la force abrasive de l’idéologie libérale (qui reconnaît justement dans l’Italie communale l’un de ses glorieux commencements) a fait du nivellement « une contre-valeur ».

Ce sont les regards successifs s’étant portés sur la fresque de Sienne qui ont fait d’elle une allégorie du « bon gouvernement ».  Elle n’est pas cela.  Issue de l’inquiétude de voir peu à peu se réaffirmer le pouvoir des Seigneurs, elle est l’expression de cette inquiétude.  Elle peint la paix ET la guerre.  Elle ne peint pas un monde communal vécu comme idéal.  Mais les menaces qui pèsent d’autant plus sur la commune qu’on a de plus en plus de difficulté à les discerner de ce qu’elles menacent.

Dire : la seigneurie c’est l’empire, l’empire c’est la tyrannie, la tyrannie c’est la guerre.  Le dire avec d’autant plus de véhémence qu’il ne s’agit plus d’une vérité d’évidence, et que l’on commence peut-être déjà à en douter soi-même.

Et c’est dans ce mot d’ordre que se retrouve la vivifiante et indispensable actualité de la fresque de Lorenzetti.  La lire c’est lire une peinture issue du danger que les Seigneurs font peser sur le modèle communal, c’est y lire que la menace vient toujours de l’intérieur, c’est y lire la pacification d’une société par la justice.  Se défaire des filtres que le temps a déposé sur sa fresque c’est retrouver le regard de Lorenzetti.  Mais c’est aussi redonner de la vigueur à notre propre regard contemporain.  Et là, étonnamment et spectaculairement, n’est-ce pas aussi (peut-être même avant tout) une photographie issue d’Abou Ghraib que figure pour nous la Justice enchaînée du peintre siennois?

Si l’on va à Sienne, si l’on traverse la place du campo pour entrer dans le palais public, si l’on monte les escaliers et que l’on traverse les salles qui mènent désormais à celle qu’on appelait la sala della Pace, on y verra une peinture qui ne date ni du moment ou Lorenzetti l’a peinte, ni de ceux où Vanni et d’autres après lui l’ont retouchée, ni même du temps où Bernardin de Sienne en a parlé, mais qui, de l’instant même où le regard qu’on pose sur elle nous fait contemporain, devient notre bel aujourd’hui.

Patrick Boucheron, Conjurer la peur.  Sienne, 1338.  Essai sur la force politique des images., 2013, Le Seuil. 

On peut écouter le passionnant Patrick Boucheron ici.

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