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De la préface.

 

Il arrive parfois que des textes se télescopent, par delà même les langues, les temps ou les volontés réciproques de leurs auteurs. Placés côte à côte sur une table – après lecture bien entendu -, c’est parfois simplement cette proximité de hasard qui révèle au libraire un texte grâce à un autre, leur mise en rapport physique éclairant ce qui jusque là, dans leur lecture séparée, avait laissé le lecteur gêné, insatisfait, voire indifférent.

 

Dans Heidegger, Une introduction critique, Peter Trawny, spécialiste reconnu mais polémique du philosophe allemand, se propose, comme l’indique le titre de son livre, d’introduire à la pensée d’Heidegger en n’occultant rien des dernières découvertes à son propos. Ce livre, lui-même enrichi d’une double introduction, peut donc être lu comme la préface critique et circonstanciée à l’oeuvre du génie allemand. Dans Préface aux œuvres posthumes de Spinoza, Jarig Jelles traduit et introduit le texte latin (lui-même traduit du néerlandais) qui préfaçait les Œuvres posthumes de Spinoza, parues en novembre 1677. Cette préface, pourtant écrite par des proches de l’illustre auteur et faisant partie constituante de notre première découverte de l’Ethique, ne fut jusqu’à aujourd’hui jamais traduite en français.

Dans les deux introductions comme dans le corps du texte de Heidegger, Une introduction critique, il est fait à ce point abondamment référence à l’antisémitisme exhumé dans les désormais fameux Cahiers noirs, que ce début de lecture critique de l’oeuvre heidegerienne en fait plus que son filtre de lecture privilégié. Non seulement lire Heidegger ne se peut sans omettre sa haine du juif, mais celle-ci en devient de facto le seul prisme éthiquement possible. Qu’on s’en défende (comme Trawny) ou qu’on y fonde les raisons de s’en interdire la lecture, par les commentaires seuls qui s’y attellent, la haine du juif innerve toute l’Oeuvre. Dans la Préface aux œuvres posthumes de Spinoza, Jarig Jelles nous donne à lire, par l’entremise de son préfacier, un Spinoza chrétien, attaché à sauver Dieu, la foi et le Christ. Aux antipodes de la lecture agnostique que fera le vingtième siècle français de son oeuvre, le préfacier du dix septième inscrit bien celle-ci, non dans une volonté de rébellion ou de refonte religieuse, mais dans le projet de construire un système qui soit bien conforme aux impératifs religieux de son temps.

D’un côté nous avons une introduction qui pèse et soupèse les conséquences sur l’oeuvre de l’engagement antisémite de son auteur. De l’autre nous avons une préface, oubliée depuis 350 ans, qui atteste de l’ancrage chrétien d’un auteur. Le premier texte, pourtant désireux de marquer qu’elle ne s’y limite pas, borne in fine une oeuvre aux errements les plus coupables de l’époque qui l’a vu naître. Le second réaffirme l’inscription dans son temps d’une oeuvre dont la postérité l’en avait radicalement disjointe.

Ce que nous rappelle la juxtaposition de ces deux préfaces, par le contraste qu’instituent les  réceptions des livres qu’elles introduisent respectivement, « l’oubli » (oubli bien plus souvent forcé qu’aveugle) du con-texte est au moins aussi imbécile que sa surenchère. Une Ethique débarrassée de Dieu est aussi absurde qu’un Etre et temps essentiellement antisémite. « Dépoussiérer » une oeuvre des marques du temps de son écriture, la rendre « actuelle », compréhensible en dehors de son carcan temporel, ne peut se faire au mépris de sa réalité. Lui dessiner des contours précis, l’incarner dans son époque et les schémas socio-politiques que partageait son auteur avec ses contemporains ne doit pas revenir à l’ensevelir sous ces contours. A défaut, on fait de Spinoza un athée, de Heidegger un antisémite et juste un antisémite, de Nietzsche un prophète de la gauche et d’Alexandre Jardin un écrivain…

Peter Trawny, Heidegger, une introduction critique, 2017, Le Seuil, trad. Marc de Launay.

Jarig Jelles, Préface aux œuvres posthumes de Spinoza, 2017, Allia.

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