« Esquisse d’un pendu » de Michel Jullien.

Esquisse d'un penduAu début des années 1370, Charles V commande au scribe Raoulet d’Orléans la copie de deux manuscrits : « Les politiques » d’Aristote et « Les Grandes Chroniques de France ».  Après six bibles (Une cursive après l’autre, deux millions de signes jusqu’à l’Apocalypse), entouré de son équipe de stationnaires (dont l’un est atteint du syndrome de la Tourette, copiant dans l’angoisse du prochain et imprévisible spasme), il se lance avec détermination dans cette double entreprise, menacée, croit-il, par un faussaire.

Le matériau est authentique, l’époque est retracée avec une précision rare, avec une rigueur qui embrasse l’architecture, le juridique, la langue même.  Et la fiction est là moins pour introduire dans le récit un « suspense » que pour mettre en exergue un propos : celui de la modernité du fait conté, de se accointances presque surréelles avec notre temps.

C’est qu’avant la machine le « manuscrit » servant de guide au scribe, une fois copié, n’aboutit à rien d’autre qu’à un « manuscrit », que le producteur d’idées fait oeuvre d’ « écrivain » comme après lui le tâcheron des copies continue de s’appeler « écrivain ».

La machine, c’est celle de Gutenberg qui officiera dès les alentours de 1450 et changera fondamentalement le rapport à l’écrit.  Mais là où d’aucuns ne veulent voir qu’une rupture brusque, brutale, Michel Jullien nous montre à quel point dans le travail du copiste, se donne déjà à voir une idée émancipatrice du partage, dont l’imprimerie ne sera « que » le pan de la réalisation technologique.

Une faible quantité, aussi infime soit-elle, propulse l’écrit hors unicité, hors exclusivité et, partant, suggère le partage, l’offre, attise les convoitises […] Seul l’absolu manuscrit n’a pas de cote.

Entre la copie d’Aristote, qui se fonde sur l’intérêt retrouvé pour des temps antiques et préfigure la Renaissance, et celle de chroniques, dans lesquelles le temps de l’écriture se confond avec celui de l’histoire, se lisent les germes d’une dichotomie irréductible.  Celle du débat (dit actuel mais de tout temps) de la diffusion (inscrite dans le temps car liée à la technologie disponible) des savoirs (par essence hors du temps).

Et ce glissement de titre induisait autre chose : le bienheureux singulier de « roman » s’effaçait devant le pluriel irrattrapable de « chroniques » comme si désormais, il était entendu d’écrire toujours les musiques royales au plus près de l’époque, non plus rebâtir une mémoire abolie mais d’arracher sans cesse le continuum du présent, de narrer l’immédiat, produire la gestation de l’histoire du « jourd’hui », chroniquer maladivement, notifier le fait actuel, sans cesse et sans fin, jusqu’à ne plus pouvoir se dépêtrer d’une manie de récit en direct.

Michel Jullien, Esquisse d’un pendu, 2013, Verdier.

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