« Esthétique de la charogne » de Hicham-Stéphane Afeissa.

 

Toute esthétique de la charogne est aussi bien une esthétique de la limite

N’en déplaise à certains, la charogne, le corps mort – humain surtout, mais pas que – fut de tout temps abondamment utilisé par l’art. Et dès la poétique d’Aristote, cette utilisation fut, incidemment ou frontalement, questionnée. La charogne est-elle un point limite de la représentation esthétique? Quels sont les modes de représentation du corps mort? Est-il possible de lire dans l’histoire de ces représentations une évolution? Que dit de nous cette histoire?

L’esthétique d’Aristote est une esthétique cognitive qui mêle détermination et jugement, et qui défend la thèse que l’appréciation esthétique de la nature ouvre à une compréhension de ce qu’est la nature objective (en l’occurrence : de l’essentielle continuité entre la vie et la mort), et qu’elle prépare par là même le terrain des investigations scientifiques plus approfondies de cette nature objective en nous libérant des sentiments les plus violents qui pourraient nous empêcher d’effectuer certaines recherches.

Esthétique de la charogne se divise en deux parties. Alors que dans la première, copieusement illustrée, l’auteur se propose d’écrire une histoire de la représentation de la charogne, dans la seconde – très opportunément placée en son milieu – il se propose de discuter longuement et en détails le passage précis de la poétique d’Aristote où se trouve questionnée pour la première fois cette idée d’une représentation de la charogne.

Souvent les textes théoriques s’intéressant à ce qui dégoûte s’empêtrent dans leur sujet. Comme si la fascination qu’exerçait sur eux celui-ci, comme sur tous, les rendait incapable de dépasser cette fascination. D’un texte censé en sortir par l’analyse, il font alors bien souvent une occasion de s’y complaire.  Dans ce livre aussi rigoureux qu’inspirant, Hicham-Stéphane Afeissa réussit le pari de documenter scrupuleusement son objet, la représentation de la charogne, tout en en détaillant et les modes opératoires et les paradigmes conscients ou non sur lesquels ces modes reposent.

Le paradoxe est que le sentiment qu’éprouve le spectateur est bien celui du dégoût, et que ce sentiment, loin de bloquer toute appréciation esthétique de la représentation, la libère au contraire d’une certaine manière en procurant au sujet qui en fait l’expérience un savoir qu’en son absence il n’aurait jamais pu acquérir.

Ce n’est pas un hasard si c’est à partir des successeurs de Fragonard que la représentation du naturaliste semble venir dicter sa loi à celle de l’artiste. Ce n’est pas un simple détail esthétique qu’au fur et à mesure de l’histoire, l’on passe progressivement d’une représentation humide du cadavre putride à une représentation de la mort sèche sous les traits du squelette. Ce n’est pas anodin que de l’esthétique « utilitaire » du dégoût d’Aristote, on ait peu à peu glissé vers une expulsion kantienne du dégoût du domaine de l’art. Tout cela sous-tend des écologies, des manières de penser l’être qui ont chacune des particularités. Particularités qu’il appartient de détailler et d’explorer sous peine de rester sous le joug d’une fascination stérile pour le mortifère.

Seul l’art peut nous donner à voir ce que sont les chairs délaissées par la vie.

Esthétique de la charogne, aux antipodes des pseudos discours théoriques sur la « marge » – la « marge », cette tarte-à-la-crème de l’artiste qui n’a rien à dire mais persiste à dire -, démontre avec un brio rare que, bien pensée, une histoire de la représentation permet d’éclairer bien plus que le seul champ de l’esthétique. Essentiel!

Hicham-Stéphane Afeissa, Esthétique de la charogne, 2018, Dehors.

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