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« Inventer l’écriture » de Pierre Déléage.

Inventer l'écriturePierre Déléage s’intéresse ici à un phénomène fort peu abordé : l’invention et l’usage d’écritures chez les Indiens d’Amérique du Nord.  Entre les XVIIème et XIXème siècles, des prophètes et des chamanes élaborèrent des techniques d’inscription originales afin d’assurer la transmission de discours cérémoniels.  Que ce soient Charles Meiaskaouat, chamane montagnais converti au catholicisme vers 1640, chez les Indiens Delaware en 1754, le Kickapoo Kenekuk ou chez les Ojibwa, les exemples attestés d’invention d’écritures ne manquent pas.  Si les disparités de l’une à l’autre sont nombreuses, des constantes apparaissent cependant très clairement : un prophète rencontre Dieu (pas le Dieu chrétien, un de ces ersatz), annonce un monde post-mortem ou à venir, scindé par un dualisme moral inédit chez les Amérindiens.  Les écritures, soit de cartes, soit de chants, qui en naissent n’ont d’usage que dans un contexte cérémoniel et accompagnent la mémorisation orale d’un discours rituel.  Toutes ces écritures sélectives furent attachées à des institutions rituelles précises et aux discours canoniques dont elles assuraient la transmission.

L’écriture ne fut inventée par les prophètes et par les chamanes que pour faire l’objet d’un usage attaché à des discours et à des rituels précis.  Ce régime d’usage constitue donc une raison suffisante pour inventer une écriture.

Soit ces écritures assuraient une transmission d’un discours se complexifiant, soit elles étaient destinées à diffuser plus largement un discours simple.  La stabilité (parfois plus que centenaire) de ces écritures étant due pour grande partie à leur faible distribution dans les populations concernées.

Le kickapoo Kenekuk parlait régulièrement avec Dieu.  Il lui arrivait aussi de voyager au ciel d’où il rapportait des descriptions édifiantes à la portée morale adaptée aux nouvelles conditions de vie de son peuple.

Les rapports ambigus et tendus qu’entretenaient ces populations amérindiennes avec les tentatives de christianisation des Euros-Américains ne sont évidemment pas à négliger.  Ainsi, si tous ces prophètes et chamanes utilisaient l’écrit inventé comme instrument de propagande et de diffusion de leurs prophéties, il leur servait aussi de certification : c’était écrit, comme la Bible des blancs.  Par l’accès à l’écrit, ils accédaient à sa reconnaissance et à sa puissance.

C’est, certes, dans ce contexte de dissensions aigües entre Amérindiens et Euro-Américains que doivent être replacées toutes les inventions de rituels et d’écriture qu’analyse l’auteur.  Et l’aspect anthropologique en est particulièrement passionnant.  Mais la lecture de ces faits dépassent le simple cadre anthropologique pour questionner la naissance même, non plus de ces écritures particulières, sélectives, mais des écritures intégrales.  La naissance de celles-ci est souvent envisagée dans un cadre strictement commercial, urbain.  Ce que démontre avec brio cet essai, c’est que d’autres contextes peuvent voir éclore des écritures.  Et que l’effort intellectuel intense qui prévaut à la création d’une technologie aussi élaborée qu’une écriture peut être détaché de ces cadres fort étroits.  Et que l’écriture intégrale (dont l’auteur montre des exemples de créations récentes au Nigéria ou au Laos), plus stable car codant tous les discours, pourrait avoir surgi d’écritures sélectives, attachées, dont elle se serait débarrassée des affres de la mnémotechnie.  L’écriture intégrale pourrait être une écriture sélective qui a réussi.  L’écriture intégrale pourrait être née du chant, du rite de la cérémonie ou d’un arsenal technologique destiné au départ à comptabiliser et classifier des péchés.

Un jour, l’homme partit chasser et trouva un livre sous un arbre.  Il s’arrêta et l’observa.  Le livre se mit à lui parler et lui dit ce qu’il devait faire et ce qu’il ne devait pas faire.  Il lui donna une longue liste d’ordres et d’interdits.  L’homme trouva cela curieux et, bien qu’il ne l’appréciât pas vraiment, il l’apporta chez lui et le montra à sa squaw.  « J’ai trouvé un livre sous un arbre » lui dit-il, « qui me dit de faire plein de choses et qui m’en interdit d’autres.  Je trouve ça difficile et je vais le remettre où je l’ai trouvé ».  Et c’est ce qu’il fit malgré les supplications de sa squaw qui souhaitait le garder.  « Non » dit-il « il est trop épais.  Comment pourrais-je le transporter dans mon sac-médecine? «  Et le jour suivant, il laissa le livre sous l’arbre où il l’avait trouvé et au moment même où il le déposa, il disparut.  La terre l’avait avalé.  A sa place, toutefois, un autre livre apparut, sur l’herbe.  Il était simple et léger ; il était écrit sur deux morceaux d’écorce de bouleau.  Il lui parla également, en un ojibwa clair et pur, ne lui interdisant ni ne lui ordonnant rien ; il lui enseigna seulement les usages et les qualités des plantes de la forêt et de la prairie.  Cela lui plût beaucoup.

Pierre Déléage, Inventer l’écriture, 2013, Les Belles Lettres.

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