« Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau » de Antonio Lobo Antunes

 

et sur la route en bas personne, je n’ai pas ramené mon fils d’Afrique à cause de sa mère ou de son père, je l’ai ramené je pense parce que je me sentais seul, parce que, quelle idiotie de parler

À la veille d’une fête traditionnelle de la montagne portugaise pendant laquelle est mis à mort un cochon, les souvenirs et les douleurs qu’elle charrie assaillent une famille. La mère est gravement malade et n’en a plus pour bien longtemps. Le père lutte encore contre les traumatismes de son engagement lors de la guerre d’Angola. La fille paraît plus mutique que jamais. Le fils, l’adopté, le « nègre » ramené de « là-bas » par son père, ressasse l’histoire de son adoption et des abominations dont elle a découlé. Peu à peu, on en vient à penser que le cochon ne sera pas seul à être saigné…

et mon père sans les mots vu qu’occupé à couper des mains, couper des oreilles, me laissant seul alors qu’il y a des moments où tout un chacun a besoin de compagnie même celle d’un nègre quelconque, de quelqu’un dont le sort nous importe et qu’on essaie d’aimer, il pouvait prendre soin de lui à travers moi,

La tragédie, définie comme genre, nous a légué nombre de personnages et de situations qui, par-delà les éléments conscients de reconnaissance culturelle qu’ils offrent, continuent à irriguer en profondeur nos subconscients. On n’a plus besoin de connaître Phèdre pour connaître sa douleur ou sa détermination. Les figures tragiques paraissent immuables, l’émotion qui les accompagne paraissant garantie par leur éternité même. Le tragique paraît l’être d’autant plus qu’il est figuré par quelque chose de figé. Et rares sont ceux qui, s’y frottant dans le désir de les renouveler, ne s’y sont pas brûlé.

Antonio Lobo Antunes fait partie de ces quelques auteurs qui parviennent à éveiller dans le lecteur d’une tragédie le sentiment que ce qu’il lit parait tout à la fois définir la tragédie et y échapper. Non pas que quelque chose ferait verser le roman du tragique vers son contraire, le comique, ou d’autres formes dûment instituées, mais que d’autres façons tragiques s’y développent. La figure du fils « nègre » n’est pas que celle du fils livré au destin implacable de sa couleur de peau ou des circonstances de son adoption. Celle du père n’est pas que celle de la rédemption impossible. L’auteur portugais joue de la figure tragique et l’approfondit en sondant son objet même. Mais, aussi, par une mise en forme dont il confie les rênes au lecteur, il la fait sortir de son cadre institutionnel. Et ainsi la forme tragique, redéfinie, semble-t-elle à même de coller mieux que jamais à notre réalité la plus triviale.

peut-être serai-je capable de mettre le feu à ma famille et à la maison au village en aspergeant d’essence la penderie, le coffre, les draps, les meubles, tous ces rebuts inutiles qui traînent là et moi aussi tant que j’y suis, dès que vous aurez fini la dernière ligne de ce livre grattez donc une allumette afin qu’il ne reste plus rien de nous, de ce qui a été écrit ici et oubliez-nous,

Antonio Lobo Antunes, Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau, 2019, Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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