« La bouche pleine de terre » de Branimir Śćepanović

 

Alors qu’il est assis dans un compartiment du train 96 en route vers les montagnes monténégrines de son enfance, un homme décide d’en descendre et se met à errer sans but. Sans raison aucune. Sans même savoir lui-même d’où lui vient cette impulsion. Au même moment, deux chasseurs, dans le silence de la forêt, se réveillent après une nuit paisible. Alors qu’ils déjeunent paisiblement, notre ancien passager déboule soudainement sous leurs regards. Les trois s’arrêtent. S’observent. Puis, soudainement, l’homme fait volte-face et se met à courir. Aussi soudainement, sans même s’être concertés, les deux chasseurs se lancent à sa poursuite. Une chasse à l’homme, aussi absurde qu’indécise, s’engage alors.

Nous pensions : s’il a le droit de fuir sans raison, nous, nous avons le droit de le poursuivre ; s’il ne se gêne pas pour exciter notre curiosité, nous n’allons pas nous gêner pour la satisfaire.

Comme mus par une impulsion dont ils sont incapables de contrecarrer la force comme d’en saisir l’origine, les personnages agissent. Puis étonnés de leurs propres réactions, ils tentent maladroitement, tout en continuant l’action initiée, d’en saisir le sens. Faisant s’alterner, en italiques, le point de vue de l’homme en fuite – en « il » via un narrateur dont nous ne savons rien – et celui des chasseurs, en caractères romains – en « nous » -, Branimir Śćepanović se concentre exclusivement et sur les faits et sur la lecture a posteriori de ceux-ci, ou plus justement encore de leurs réactions à ces faits, par les protagonistes eux-mêmes. Dépouillé des raisons qui le fonderait – s’il y en a jamais eu – le récit peut se déployer avec tout son efficacité. Plus subtilement encore, en privant le lecteur des causes des faits qui se déroulent sous son regard, l’auteur le place ainsi dans la même situation de surprise hébétée que ses personnages. Il peut alors revenir à ses propres impulsions et revirements et tenter de saisir, peut-être, ce qui se loge derrière ce qu’on ne peut expliquer.

Sorti en Pologne en 1975, traduit en français dès 1974 et réédité régulièrement depuis, La bouche pleine de terre fut directement un immense succès critique et public. Introuvable depuis quelques années, il était urgent de lui redonner vie. Merci Tusitala!

Branimir Śćepanović, La bouche pleine de terre, 2019, Tusitala, trad. Jean Descat.

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