« La deuxième vie d’Aurélien Moreau » de Tatiana Arfel.

Deuxieme_vie_aurelien_arfelQuelque chose m’arrive.  Quelque chose m’arrive à moi.  Moi Tic-tac du bureau.

Mais que s’est-il passé avec Aurélien Moreau?  Pourquoi cette incarnation parfaite du normal selon ses « proches », ce normopathe en puissance, en vient-il à accomplir un acte qui rompt si abruptement avec l’encéphalogramme plat qui semble symboliser à la perfection son existence jusqu’àlors?  Un découpage de la journée en guise de vie, réglé comme une horloge suisse.  Un travail de direction chez Faites Comme Chez Vous, une société vendant des systèmes de sécurisation basés sur le leurre (éloigner le voleur en lui faisant croire que la maison est en permanence occupée, faire comme s’il y avait de la vie).  Une énième « restructuration » en préparation.  Une épouse consultante freelance en relooking.  Des enfants lointains.  Une grande maison design.  De l’argent.  Et tout cela baigné juste assez dans le whisky pour en retirer l’effet anesthésiant.  Une vie où l’on ne vit pas mais fonctionne.  Normal on vous dit.

Et puis donc, cette rupture. Née du retrait. Car le premier geste à accomplir est d’admettre ne plus devoir en poser. Rompre ainsi avec la suite des gestes qui n’est plus que suite. Tomber.

Laissez un homme à ne rien faire et il tombe en lui-même.

Et le constat est alors là, patent, d’un manque.  Le manque de l’essentiel.

Ainsi donc mon mariage n’en est pas un, mes enfants ont toujours été loin, je n’ai pas de vie privée. Pas de loisirs non plus, seulement des occupations pour tuer le temps qui résiste, le monstre, l’éternel triomphant. Quant au travail, il n’y a rien à extraire là non plus. Un simple lest de plomb retenant les lambeaux obscurs de mon cerveau. Un simulacre massif, jeu de rôle de toute une vie, sans changement de niveau. Que me reste-il? Je vis seul dans mes heures désertes et je fais maintenant face au pire. A l’arrivée massive, sonnez trompettes, soldats dociles, sortez les baïonnettes, de la pensée la plus effroyable qui soit. La conviction intime que je n’ai pas de joie. […] Si la joie n’existe pas, pour personne, comment avons-nous pu en concevoir l’idée?

Manque que ne pourra jamais combler l’argent, le stérile dont se parent les modèles actuels préférant expurger tous risques au risque de ne pas vivre.  Et le risque suprême ne pouvant venir que de l’autre, c’est l’accès à ce dernier que l’hygénisme ambiant a coupé.  Le risque qu’est vivre passant par le rétablissement vrai de ce rapport à l’autre, dans le danger et la beauté de son incertitude.

L’autre, ça frotte, d’avance on ne sait jamais où.

Le refus du normal comme moyenne érigée en éthique c’est aussi le refus de son langage normé, enchâssé dans l’ordonnancement de l’agenda qui morcelle le jour en capsules.  Trouver l’échappatoire c’est trouver les mots pour le dire.  Pour qu’arrive quelque chose, quelque chose doit arriver dans la langue.

Je résiste assez pour ne pas rechuter dans la normalité […] J’ai trouvé ma langue… Cela me prit quarante-six ans.

De la cellule normée des mots d’agenda, des mots d’ordre, la phrase doit se défaire pour se parer de ceux que fait éclore l’exercice de la liberté.  Liberté qui sourd alors renouvelée des mots qui la disent.

Je clochepieds moi aussi, guettant un peu les voitures pharedées, la nuit maintenant nous costume

« La seconde vie d’Aurelien Moreau » est un sublime exercice de révolte mis en langue.

Tatiana Arfel, La deuxième vie d’Aurélien Moreau, 2013, José Corti.

Tatiana Arfel nous rendit visite ce 19/09/2013.  Ce qui y fut dit est ici.

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