« La fureur » de Pierre Lafargue.

 

 

furorCe vase qui va rompre, ces fleurs l’accablent qui le comblent.

Prenez d’un côté un bouquet de fleur, de l’autre un vase. Et demandez-vous qui, des deux, légitime l’autre. Autrement dit, la fleur est-elle là pour le vase? Ou le vase, pour la fleur? Certes, il y a  – comme toujours – moyen de pinailler, mais enfin, on concédera sans peine que le vase, sans la fleur, – hormis pour le potier, ce scélérat – a peu de raisons d’être. N’en est-il pas de même alors pour l’être humain, potier compris? Ne sommes nous pas que contenant? Et tout de nous – poumons, cœur, synapses et le reste – simple réceptacle? Qu’en est-il de nous sans ces contenus, ces sensations qui nous traversent, nous comblent ou nous animent, sinon une vague idée de vide, un espace hanté par rien?

 Je n’aurai pas de repos, je le sens bien, avant d’avoir donné à la Sensation, à laquelle en justice je ne puis refuser la majuscule, une expression digne d’elle et donc de moi puisque, étant celui qui la ressent, je veux dire le seul, il faut que j’admette qu’on (elle?) a fait le choix de me la faire éprouver comme au plus digne.

Nous saisir nous-mêmes n’est plus dès lors autre chose que saisir cette Sensation (l’amour? la joie? le bonheur?…) qui nous fait autre chose que contenant vide. Et tout l’objet de cette fureur tient là, dans ce si court et impossible projet!

Le narrateur (qui?), en un seul et tortueux paragraphe de 252 pages tente ainsi d’approcher S. (quoi?). Toujours mieux. Toujours au plus juste. Et toujours son objet s’y dérobe. Non par manque d’assiduité, ni par désinvolture. Au contraire, le narrateur, ne tendant que vers ce but et s’y employant tout entier, s’en donne tous les moyens. Mais car saisir l’essentiel qui nous constitue et fait de nous, précisément, ce nous et non un autre, suppose, fatalement, de conjoindre dans les outils de notre recherche son but même. Et dès lors nous confronte à l’impossible par essence.

Il me semble, à tort sans doute, parce que je commence à peine et qu’on n’a jamais vu clair au moment d’entrer dans un monde auquel les yeux ne sont pas encore accoutumés, il me semble que sous mes sens pourrait tomber ce que je cherche et que l’intellect s’en saisirait s’il n’était hostile par nature à tout ce qu’on trouve facilement, comme si la difficulté de la chasse donnait du prix au gibier, mais encore prouvait qu’il fût l’objet véritable de la quête et seul digne de poursuite.

Comme cet impossible qu’il tente, sa lecture nous enjoint, nous lecteurs, à nous départir de toutes nos certitudes. Chemin escarpé sans main courante, fleuve sans rives, l’écriture de Pierre Lafargue nous entraîne dans ses remous sans fin. Rigoureuse, ne concédant rien à la démesure de son projet, elle déstabilise plus qu’elle ne donne à « saisir ». Plus dépeçage qu’écriture, extrême, La fureur éreinte. Dans ses extrêmes, dans ce ressassement pointilleux jusqu’au vertige, elle propose l’une des création les plus radicale qui soit. Et donc l’une des seules qui vaillent la peine d’être lue.

Celui qui retourne à lui-même sans encombre, comment le croire arrivé?

Les mots ont un pouvoir sur ceux qui les prononcent.

Ce qui ne compte pas c’est le souvenir.

Plus sûrement (cet adverbe n’est pas le bienvenu dans ces pages, je m’occuperai de lui plus tard)

Le monde requiert qu’on parle de lui dans les moments où il se dérobe.

Mon dieu, comme ce qui est dit reste à redire, et en davantage de formes que ce monde ne prend d’apparences.

De même que l’on prétend avec une très grande prudence que le monde dans lequel nous avons nos habitudes se double d’un autre que nous ne percevons pas mais qui entretient avec celui-ci des liaisons étroites et nécessaires, c’est le seul souci de ménager des susceptibilités qui me retient de soutenir à tout bout de champ que ce que nous voyons (et de façon plus générale, ressentons) est le premier versant (le plus abrupt) d’une réalité dont tous les aspects méritent d’être interprétés et qui ne tient debout que grâce à la bonne interprétation de l’ensemble.

Nous ne faisons jamais tous les efforts que réclament, pour advenir, les choses que nous désirons.

Ce vase qui va rompre, ces fleurs l’accablent qui le comblent.

Mais S., comment serait-elle dite même si tous la nommaient?

Quant à moi, sans le concours de S., je n’aurais dans les poumons que de l’air et non pas des raisons de respirer.

Ce n’est tout de même pas rien, se creuser comme je fais.

nous avons le sentiment, en lisant les livres les plus célèbres (les plus justement renommés), qu’un moment vient où ils butent sur un obstacle plus solide qu’eux, et qu’après quelques efforts (car ils ne sont pas sans vaillance) inutiles pour le surmonter ils les contournent, non sans l’environner, pour l’y cacher, d’une poussière épaisse qu’ils projettent au moyen de leurs pattes arrière, comme ces animaux qui ne laissent pas derrière eux le meilleur d’eux-mêmes, et filent ; cet obstacle, c’est, c’est, c’est : quelque chose.

C’est une condition nécessaire : ce livre veut du sang.

Pierre Lafargue, La fureur, 2014, Vagabonde.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par l’hydre Laurent de Sutter et le paniquant Pierre de Jaeger.

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