« La liberté dans la montagne » de Marc Graciano.

Liberté dans la montagnece que veut vivre veut dire.

Le vieux et la petite cheminent le long d’une rivière.  Rien n’est dit d’où ils viennent, très peu de leur passé, encore moins d’un but ni même s’ils en ont un reconnaissable comme tel pour nous, une forme de climax vers lequel tendre.  La première force de l’auteur est de nous les donner comme surgis, brusquement survenus aussitôt que lus.  A la fois se détachant de la « réalité » du monde et s’y fondant, comme de la page.

la petite et le vieux auraient semblé, pour qui les aurait vu passer posté sur l’autre rive, deux masses étirées et diaphanes qui vibrionnaient sur le chemin.  Ils auraient semblé deux lignes verticales et pâles qui ondulaient à la lisière.  Deux impondérables filaments d’une lumière chétive et palpitante.  Ils auraient semblé deux torches fragiles et impermanentes tremblotant devant l’ombre de la forêt ou, grâce à de minces accrocs sur son opaque surface, la vue rapide et volée de l’invisible structure qui organisait le monde.  La vue rapide et volée de l’intangible et lumineuse matrice faonnant le monde.

Cette réalité, il s’agit d’abord de la nommer, la faire advenir sur la page.

et elle demanda au vieux comment il fallait nommer le spectacle qu’ils avaient vu […] le vieux dit à la petite qu’il n’existait pas de mot pour le décrire et il se tu en poursuivant sa marche puis, après un moment encore, le vieux reprit la parole et il dit à la petite que, de surcroît, il n’aurait servi à rien de l’inventer.

Tout comme eux-mêmes (vieux et petite ne seraient-t’ils pas des noms?) ne sont pas nommés, d’autres réalités sensibles n’ont nul besoin d’un nom.  Elles adviennent sans cela.  Nommer certaines de celles-là (comme ici le spectacle affreux d’une triple pendaison) risque au mieux d’aboutir à la faillite de l’expression de leur horreur, au pire de la faire ré-advenir.  Marc Graciano se situe ici entre la tentation d’y céder et celle d’en concéder l’inutilité.  Dans cette tension entre ne pas croire du tout en la force propitiatoire du langage et y accorder une foi sans faille.  Et quitte à nommer, autant nommer ce qui se cache sous l’apparence trop visible des choses et qui les lient.  Et plutôt que d’inventer, pour dire l’immanence du monde au plus près, le rôle du poète est d’extirper du langage ces mots qui y gisent oubliés, cachés sous ceux des fausses évidences.  Faonner, forlonger, brousser, eubage, canter, abalourdir, cabarer…  La beauté du monde se dit aussi par ces mots ramenés du fond des âges auquel nous appartenons plus encore que nous n’y retournons .

cette nuit là, le ciel était clair et des milliards d’étoiles scintillaient et le vieux trouva que le monde était beau et il pensa qu’il disparaîtrait un jour. Il pensa que le monde disparaîtrait à l’exact moment où lui ne serait plus là pour le voir.

« Liberté dans la montagne » est un récit de liberté.  Mais une liberté vraie, vidée de son idyllisme romantique, dépouillée des craintes que l’Histoire, les religions, ont fait peser sur elle.  Un liberté où l’on mange, mais où l’on tue ce que l’on mange.  Une liberté où l’on pisse et défèque.  Une liberté non expurgée des corps.  Qui se gagne aussi dans l’abandon de la raison.

Dans leurs rencontres avec le veneur, le géant, l’abbé, le chevalier, dans leur cheminement, dans leur relation entre eux et avec la nature qui les entourent et à laquelle ils retournent, le vieux et la petite réussissent à paraître à la fois allégories et parfaitement incarnés.  Tout cela dans la beauté d’une écriture en litanies qui s’affirme comme une matérialisation furtive de la secrète scanssion du rythme du monde.

Marc Graciano, Liberté dans la montagne, 2013, José Corti.

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