« La nébuleuse de l’insomnie » de Antonio Lobo Antunes

C’est l’histoire d’un grand-père et de sa descendance.  C’est l’histoire de l’emprise que peut avoir un homme sur ce qui l’entoure, et des traces qu’il y laisse.  C’est l’histoire d’une famille contée par des voix multiples, celles des fils, des petits-fils dont un simple d’esprit, d’un homme tombant (et non pas tombé) dans un puits, du contremaître, des serviteurs, des mères, des servantes.  Des voix, non des personnages.  Car rien ne peut s’incarner, chez Antonio Lobo Antunes, autre part que dans le lecteur.  Tous les sons, les réminiscences, les actes, les rêves que produisent ses voix ne s’organisent qu’en lui.  La prose est ici un ressac.

(à quel genre de livres appartient celui-ci qui est si difficile à écrire?)

A ceux qui fondent une modernité de la littérature.  Où le lecteur est la rive où vient s’échouer ce ressac.  Et le miracle opère toujours.  Car on comprend.  On accède à la fin à une vision d’ensemble de l’histoire et à son émotion qui vous laisse gorge serrée.  Mais y avoir collaboré permet d’accèder à autre chose que la encore-sacro-sainte histoire.  Où il est question du temps, d’oppression, d’amitié, d’amour…  Et ce ressac sédimente encore longtemps sur sa rive.  Place au Maître. 

fouiller dans ses souvenirs en se disant que si quelqu’un n’a pas de morts il n’a pas de vivants non plus

qu’elles sont longues les nuits quand le corps renonce et les meubles visibles malgré l’obscurité, le contour de chaque objet, la moindre brèche au plafond et tout si loin de nous, ce que nous avons vécu, ce que nous avons été, ce qui nous a fait envie un jour, les gens qui nous parlent à travers une paroi de verre et peu importe ce qu’ils disent car même si on comprend ce n’est pas à nous qu’ils s’adressent, c’est à ce que nous avons cessé d’être, des phrases qui se replient sur elles-mêmes sans nous atteindre

elle, pour qui les objets n’avaient pas de malice, pliant le linge avec une légèreté insensée, elle croyait à la sérénité des nuages et à l’innocence du verger sans se rendre compte de la cruauté des arbres qui étouffent les oiseaux ou les livrent aux chouettes, aux blaireaux

sans parler de l’horloge qui la nuit envahit la maison tout entière en s’indignant contre nous, elle tire le temps par saccade – Qu’est-ce que vous attendez pour avancer avec moi?- comme si quiconque ayant deux doigts de jugeotte pouvait avoir envie d’avancer vers la mort vu que c’est bien là et nulle part ailleurs que nous conduisent les heures

et dans le puits des eaux profondes qui attendent, moi aussi je vous aime bien Hortelinda, je ne vous blâme pas je vous assure, je comprends votre travail, laissez-moi juste une seconde pour faire taire l’horloge en ouvrant la petite porte en verre et en immobilisant le pendule, quel sens ça a de me soucier du temps moi qui du reste n’ai jamais compris ce que c’était

et moi de penser à la quantité de défunts qu’il faut pour faire une vie

et l’homme une non-personne également car seuls le patron et sa famille, y compris le fils aux bégonias, étaient des personnes dans le domaine, pas les paysans ni les bonnes de la cuisine, pas moi puisqu’on ne mourait pas comme des gens, on éclatait comme des chiens un jour, une non-personne aussi celui qu’ils ont enfermé dans une longue caisse que d’autres non-personnes emportaient (…) avec des non-créatures en non-deuil, plusieurs munies de non-cannes à cause d’un non-rhumatisme ou d’une autre non-maladie quelconque chantant un non-chant et engageant des non-conversations au sujet du non-défunt avec des non-souvenirs et du non-chagrin

et moi de me demander ce qu’il peut y avoir de si important dans la vie pour qu’ils s’y accrochent à ce point et détestent mourir et pas seulement les gens, les chiens, les oiseaux, quand un milan emportait un poulet le poulet se débattait aboyait anticipant le désespoir et l’agonie des os perdus, les gens détestant mourir et en même temps redoutant d’offenser Hortelinda en refusant ses giroflées (…) les épiant comme s’ils s’agissaient de leurs propres nerfs défunts avec un reste de chair ou de tissu s’agitant sous la terre à la recherche d’une lumière qui les abandonnait et les laissait dans l’obscurité entre remords et fantômes

Antonio Lobo Antunes, La nébuleuse de l’insomnie, 2012, Christian Bourgois.

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