« La permanence des rêves » de Christophe Carpentier.

homme tronc

Ce type est un fou, et la folie est incompatible avec l’évaluation d’un talent artistique.

Thomas Prudhomme est un artiste-œuvre d’art.  A l’image de nombre d’artistes qui ont décidé d’utiliser comme matière première de leur art leur propre corps, il s’est inscrit dans cette lignée qui a abandonné pinceau, marbre, glaise ou polyester.  Mais il a été un tantinet plus loin.  Lors d’une opération multiple en Inde, il s’est fait retirer langue, yeux, odorat, ouïe, bras et jambes.  Depuis lors, son corps mutilé, mais bien vivant, est exposé dans un hôtel de maître parisien.

On ne peut que se demander comment un être figé dans un immobilisme total, un homme qui ne peut ni vous toucher, ni vous regarder, ni vous parler peut vous amener à vous crever les yeux.

Humphrey Winock, brillant dermatologue, a décidé, après la mort tragique de son fils William (qui s’est suicidé après avoir assassiné Florent Gallaire, un acerbe critique de Michel Houellebecq!) de se consacrer entièrement à désamorcer le risque considérable que représente selon lui Thomas Prudhomme, dont l’exhibition inciterait certains esprits fragiles à s’auto mutiler à leur tour.  Christophe Carpentier fait s’enchevêtrer, dans La permanence des rêves, les extraits de la conférence sur Thomas Prudhomme que donne Humphrey Winock à Princeton et le récit de sa propre vie.

C’est surprenant […] de voir qu’ici, dans ce trou du cul du monde artistique, il se produit exactement la même chose que dans n’importe quelle grande galerie internationale d’art contemporain, à savoir qu’à de rares exceptions près, c’est encore et toujours le titre et l’explication conceptuelle qui sauvent l’œuvre d’une médiocrité esthétique banalisée.

Certes brillant et lucide décodage des mécanismes qui président à certaines formes d’art contemporain, La permanence des rêves est bien plus qu’une énième ludique et féroce analyse du « milieu de l’art contemporain ».  A quoi bon effectivement s’étendre encore et encore sur l’inanité de certaines formes de l’art, sur ses rapports avec le commerce, à quoi bon « critiquer » si c’est pour n’en tirer que de quoi faire sourire, dans un entre-soi rassurant, les convaincus par avance de cette critique.  Le projet de Christophe Carpentier est bien plus vaste et retors…

La fluidité est le maître-mot de la littérature d’aujourd’hui, les gens veulent lire un roman comme ils visionnent un DVD, sans buter sur un mot ou une image.

Une fois l’analyse opérée, Christophe Carpentier va y adjoindre sa réalisation.  La littérature d’aujourd’hui érige la fluidité en paradigme?  Soit!  Qu’elle soit fluide!  L’empathie en est un de ses moteurs historiques?  Qu’elle soit empathique!  Comme pour un film d’horreur, dont la réussite repose sur la minimisation des indices qui permettent d’éloigner qui le regarde du réel, Carpentier enserre son lecteur dans le réel (d’où qu’on y retrouve Houellebecq ou Obama) mais en en omettant pas sa critique.  Car sa critique en fait partie!

l’autobiographie et la biographie vont devenir dans quelques années l’extension du club de gym ou du lieu de travail, ces lieux de convivialité et de neutralité affective pour un nombre de plus en plus croissant de célibataires endurcis qui continuent de s’intéresser aux autres par réflexe ou par sincère envie, mais sans vouloir quitter leur foutue solitude narcissique.

Le projet n’est pas ici « post-moderne ».  Il n’est pas artificiel, ni cyniquement ludique.  Il vise à réaliser pleinement un processus en germe.  En poussant à bout, et en en utilisant les outils, une logique artistique, en se rendant « complice de ce qui semble détruire le monde », il montre que cette logique ne peut aboutir sans ce dont elle cherche à tout prix à se départir.  Ainsi la tentative, géniale, sublime, superbe de détermination, de Thomas Prudhomme, de se débarrasser radicalement du langage pour se défaire de sa domination castratrice, en se débarrassant de ses cinq sens (qu’il ne voit plus que comme des moyens ou des excuses à la prolifération du langage), cette tentative, donc, ne peut aboutir sans le langage.

se dire qu’on a une présence au monde moins dense que celle d’un type qui n’a plus ni jambes, ni mains, ni nez, ni langue, ni yeux, ça vous fout le moral à zéro.

Alors certes, La permanence des rêves est drôle aussi.  Mais le rire qu’il provoque a le goût de l’écho.  Car, dans cette confrontation inédite, s’il rit de ce qu’il lit, le lecteur se rend bien compte qu’il devra rire de sa propre vie.  Y est-il prêt?

nous pratiquons tous l’art de réinventer nos vies en donnant aux mots un sens qui va dans notre sens

Christophe Carpentier, La permanence des rêves, 2015, P.O.L.

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