« La Philosophie et le miroir de la nature » de Richard Rorty.

 

L’importance d’une pensée ne se cantonne jamais à une conséquence, une nouveauté, une originalité, qui, censée conclure cette pensée, la subsumerait toute entière. Ce qui vaudrait, précisément, pour un texte de peu d’intérêt, résumable à un concept ou une idée, aussi géniale en soit l’apparence, ne tient pas pour toute grande oeuvre. Quand bien même on pourrait en dégager des « lignes de force », des linéaments clairs, un « projet d’ensemble », les parties d’une oeuvre importante, ses développements logiques, sa construction, sont indissociables du tout qu’elle forme. Moins qu’amenant strictement à un but, ses plus infimes raisonnements en constituent et en fondent la substantifique trame. Ainsi en va t’il de Le Philosophie et le miroir de la nature. Ce qu’on pourra dire ici bas ne vaudra donc que comme une incitation à y plonger entier, une entame, une amorce à le lire, non comme une bien prétentieuse et inutile exégèse.

La tradition gnoséologique confond les explications causales ayant pour objet l’acquisition de la croyance avec les justifications de la croyance.

Pour le philosophe, traditionnellement, connaitre pose problème. Et c’est ce problème qu’il se propose de résoudre, dans son espoir d’ériger sa discipline comme fournissant un cadre ontologique permanent à tout le reste. Hanté par ce problème, il fit épouser les cadres de sa pratique, la philosophie, avec ceux de la théorie de la connaissance. La philosophie, nonobstant des différences à la marge ou des excuses qui convainquent peu, devint ainsi tradition gnoséologique. C’était, pour Rorty, oublier tout du long les mécanismes présidant eux-mêmes à la constitution de ce qu’est connaître. Ainsi accolée à la théorie de la connaissance, la pratique philosophique s’est appuyée sur l’idée que l’esprit fonctionnerait comme un miroir de la nature (les formes du réel s’y retrouvant telles quelles pour Aristote ou faisant l’objet d’une médiation par la représentation pour Descartes) qui nous pousserait à croire en une possibilité d’accumuler de la connaissance et à le distinguer, cet esprit, d’un corps. Phagocytée par l’image et la représentation, la tradition philosophique, en érigeant la connaissance à la fois comme fondement, but et problème de la pensée – et qui plus est, en la faisant reposer sur des principes auto-référents – s’est empêtrée dans ses propres contradictions. Alors qu’elle se proposait – et s’en glorifiait – d’expliquer nos croyances, nos comportements ou nos désirs, elle les justifiait. Alors que les thuriféraires de la connaissance croyait dessiner les contours solides d’une pratique destinée à son tour à conférer à toutes les autres une assise ferme et certaine, ils ne produisaient que de la norme. Sous quelques habits qu’elle se déguise, la gnoséologie, cette philosophie engoncée dans les illusions du connaître, ne peut être qu’une description du comportement humain, ni un éclairage de celui-ci, ni une tentative pour l’influer.

Les mutations philosophiques intéressantes […] surviennent non pas quand on trouve une nouvelle manière de traiter un vieux problème, mais quand un nouvel ensemble de problèmes émerge sur les ruines d’un ancien.

Si la critique de Rorty est effectivement une critique du dualisme, du béhaviorisme, du matérialisme, de la philosophie du langage ou, autre exemple, de l’analytique, elle ne se veut jamais comme une adhésion à ce qui, traditionnellement, soit occuperait la place du contraire (l’idée contre la matière, le particulier contre l’universel, le corps contre l’esprit, etc…), soit viendrait achever enfin un processus entamé depuis des lustres. C’est de sortir des paradigmes d’une philosophie constituée comme théorie de la connaissance dont il s’agit, non, en son sein, d’y organiser de nouvelles partitions parmi lesquelles choisir l’une plutôt que l’autre, ou d’en réaliser enfin parfaitement le programme. A la gnoséologie en déclin, il ne s’agit pas de soutirer les préceptes pour en constituer ce qu’on destinerait à la remplacer. Ce que marque ce déclin d’une philosophie pensée comme théorie de la connaissance, c’est celui de ce qui la sous-tend : l’idée qu’un cadre existe, neutre et permanent, dont la philosophie, et elle seule, puisse déployer la structure. Sur les ruines de la gnoséologie ne peut prospérer utilement que l’herméneutique.

D’une ampleur et d’une rigueur exceptionnelles, La philosophie et le miroir de la nature s’affirme indubitablement comme l’une de ses œuvres à partir desquelles la pratique qu’elle se propose de révolutionner ne peut plus même se définir en dehors d’elle. Une oeuvre d’autant plus à lire que, comme précisé ci-dessus, ses développements et sa logique s’abreuvant à la fois dans la tradition qu’elle critique et dans ce qu’ils cherchent à fonder sur ses ruines, ils en constituent et le détail et la mise en acte du projet.

Richard Rorty, La Philosophie et le miroir de la nature, 2017, Le Seuil, trad. Thierry Marchaise.

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