« La traversée de la France à la nage » de Pierre Patrolin

La traversée de la France à la nage est un titre-programme.  Tout du roman est contenu dans son titre.  Il s’agit en effet d’une traversée de la France à la nage.  Par les fleuves et les rivières.  De l’Espagne à la Belgique.  Et il ne s’agit, dans le roman, que de conter cette expérience.  Par le menu.  Comme un compte-rendu, fidèle et que rien ne vient déborder.

Ainsi, nous ne saurons rien du narrateur hors de ce qu’il nous relate de son expérience.  Ce je n’a ni nom, ni âge.  Rien n’est dit de son passé, d’un entourage.  Pas plus, nous ne sommes conviés au chevet des raisons (mais y en a t’il seulement) du voyage.  Seul compte celui-ci et d’en rendre compte. 

La Loire (…) m’enferme avec elle dans un couloir large, continu, aux limites indécises à travers une plaine inaccessible.  Une plaine qu’elle ignore.

Comme l’eau du fleuve s’écoulant n’accède pas à la plaine, la parole du roman nous enferme dans son flot, que le titre avance sans embage.

La traversée de la France à la nage est un roman d’aventure.  Il y a les crues.  Les barrages, les centrales électriques, les centrales nucléaires.  Il y a les rapides, l’ennui des canaux ou l’éreintement des courants contraires.  Il faut trouver un gîte, et le couvert.  Il y a les rencontres, avec des êtres humains, avec des animaux, avec un bidon voguant au fil de l’eau.  Et comme dans toute aventure digne de ce nom, il y a le comparse, un baluchon, à la fois protégé et protecteur. 

Aussi, on découvre une France non pas autrement mais plus encore autre.  Au fil de l’eau, couché, le regard est borné.  Le paysage n’y est jamais point de vue.  L’horizon, c’est la rive.  Le regard s’empreint alors d’humilité, de discrétion.  Il n’embrasse plus.  Il détaille, sans hauteur, sans juger.  Et ce qui se révèle de cette France étrécie, du plus bas car au ras de l’eau, de ses paysages, de sa gastronomie, de sa faune, de sa flore, de ses habitants surtout, surprend, et charme infiniment. 

Mais traverser la France à la nage est impossible.  Et la magie du roman est précisément là.  Dans la construction d’une langue à même de dire cet impossible.  L’aventure inscrite dans le roman, son fil, sa trame fictionnelle se redouble de l’aventure d’en rendre compte.  Ainsi, on rentre dans le récit par les temps du futur avant de glisser vers le présent et de le clore sur une phrase au passé.  Comment mieux rendre compte de l’impossible que dans le mouvement propitiatoire du futur et celui fantasmé du présent. 

Aucun affluent, aucune dérivation ne s’offrent à moi.  Je dois seulement continuer.  Me contenter de nager sans rien décider, conformément à mon projet.  Nager vers le nord, obstinément.  Nager chaque jour, sous la pluie ou le soleil.  Pousser mon baluchon.  Et franchir des écluses silencieuses, faute de barrage ou de déversoir, en poussant sur les jambes pour me hisser sur le vantail de bois, les mains tendues au gond qui ferme le sas de l’écluse : mes pieds viennent toucher le sol au creux du canal.  Je touche le fond.  Je me laisse enfoncer.  J’ai pied, ou presque.  La tête sous l’eau épaisse qui mouille mes cheveux, je me tiens debout dans un liquide vert, et trouble.  En équilibre sous la surface de l’eau : je pourrais marcher, sans respirer, au fond du canal, marcher sous l’eau, le sac sur l’épaule.  En brassant l’eau autour de mes hanches pour pouvoir lancer les jambes devant moi.  Dans un mouvement lent, retenu, pénible.  Parmi les poissons étonnés.  Sans avancer dans une eau grise, opaque.  Les pieds dans la vase, les yeux ouverts dans une lueur glauque, jaune, sans expirer.  Je pourrais marcher dans l’eau, au creux d’un chemin rectiligne, en ignorant le paysage, sous les berges et les racines.  Sans voir, sans entendre, sans le besoin de respirer.

La littérature dit l’impossible.  Elle en rend compte.  Mieux même, il est de sa fonction de le faire advenir.  Comme Proust  (« J’ai « fabriqué » Albertine à partir d’un nom« ), mais par d’autre méandres, Pierre Patrolin se révêle génial fabricant d’un « réel » impossible.

Pierre Patrolin, La traversée de la France à la nage, 2012, P.O.L.

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