« Le Convalescent » de Jessica Anthony.

Le convalescent« Il naît bien plus d’individus qu’il n’en peut survivre », dit Darwin, et quoique aucun de nous ne connaisse le terme « dispensable », nous avons une vague notion de ce que cela peut vouloir dire.

Rovar Akos Pfliegman est petit, chétif, infirme, hirsute, sale. Il est muet, glaireux et bigleux. Il vit dans un bus désaffecté. Il vend de la viande. Le seul être qui lui témoigne une affection suivie est une blatte. Il est la disgracieuse et parfaite incarnation du paria. Il est l’aboutissement inéluctable de l’évolution d’un des plus éclatant ratage de la création. Et il est pertinemment conscient de ce qu’il est, de ce qu’il représente, et de ce qu’il ne sera jamais.

Oui, je ferais tout cela, si l’occasion m’était donnée d’être autre chose que ce que je suis : cet avorton crétinique, cet homoncule, cette ébauche difforme. Ce golem. L’Homme-à-qui-personne-n’a-jamais-dit-You-hou.

Dans ce premier roman de l’auteure alternent, contées par Rovar lui-même, l’histoire mythique de ses origines et celle de sa misérable existence. D’un côté l’évolution et l’Histoire, implacables processus broyant le faible, de l’autre le compte-rendu de son pitoyable aboutissement.

je n’ai pas l’impression que les choses aient changé tant que ça depuis l’aube des temps médiévaux, depuis l’époque où la préoccupation principale des gens était de trouver de la viande bien fraîche à manger, des terres à conquérir et d’autres gens à trucider.

Faire rire aux éclats ne se fait pas nécessairement au détriment de la profondeur de traitement d’un sujet. Bien pensé, l’humour peut, au contraire, utilement l’appuyer. En faisant se tordre – littéralement – son lecteur de rire, Jessica Anthony parvient à l’amener sur les chemins de l’empathie pour son héros. Alors même que celui-ci semble avoir pour fonction d’incarner toutes nos répulsions. D’un éclat – tonitruant – de rire à l’autre, nous voyons le projet de l’auteur s’étoffer peu à peu et prendre des teintes surprenantes et éclairantes.

Et ce sont les faibles […] qui guident les destinées de l’univers.

Une civilisation se juge à l’aune du traitement qui est réservé à ses membres les plus faibles. Et ceux qu’elle en rejette, de par cette fonction même de rejet et ses raisons, en peuvent parfois dire bien plus de cette civilisation que les plus brillants analystes évoluant en son sein. De tous temps, l’homme en sacrifie d’autres en leur faisant endosser ce qu’il répugne à porter. A ceux-ci il confère alors, en les reléguant aux bords du « civilisé », une fonction qui en définit les termes. Mais avec laquelle, quoi qu’il s’en défendra sans doute toujours, il ne pourra vivre qu’en faisant tout pour l’occulter. En nous le rappelant avec brio, Jessica Anthony nous donne une extraordinaire raison de rire!

Si nous autres Pfliegman ne sommes plus là pour endurer les pires atrocités qu’a le monde à nous offrir, qui donc, si je puis me permettre, s’en chargera à notre place?

Jessica Anthony, Le convalescent, 2016, Cherche Midi, trad. Pierre Demarty.

 

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