« Le Lasso & autres écrits » de Jaime de Angulo.

 

Malheureusement, l’homme à qui il est étranger se trouve nécessairement contraint d’expliquer par les termes de sa propre pensée un phénomène qu’il observe chez autrui mais n’éprouve pas lui-même, un phénomène essentiellement subjectif qui plus est, mais qu’il s’efforce d’appréhender par des moyens strictement objectifs. Je pense que c’est là une piètre philosophie, d’une scientificité douteuse.

Vouloir saisir quelque chose duquel la perception nous serait refusée nécessite d’autres moyens que ceux auxquels l’intellect nous donne accès. Appréhender uniquement via des schèmes conceptuels des « comportements », des « rites », des « sensations » qui seraient « produits » au sein d’un environnement qui ne possède pas même une lointaine idée de la notion de « concept » ne permet en aucun cas de s’en approcher. Certes on intellectualise quelque chose, mais ce quelque chose a plus à voir avec les a priori qu’on s’était forgé sur la chose qu’avec la chose en elle-même. Ainsi le système de « jeu » de l’indien Pit River échappera-t-il toujours à un observateur extérieur s’il est envisagé selon les caractéristiques qu’il accole à sa propre catégorie « jeu ». Le « jeu » du Pit River est bien un « jeu » mais un « jeu » qui n’est pas saisissable sans modifier en profondeur les bases mêmes de la catégorie « jeu » de l’observateur. Et c’est cela que ce dernier se doit d’admettre pour atteindre à ce qui est radicalement autre que lui : ce qu’il cherche à saisir ne fait pas que dépendre de ses propres paradigmes, il les défait. Et c’est seulement au prix de ce démontage que l’autre peut être approché.

Alors que les premiers textes rassemblés dans ce recueil constituent une sorte de note d’intention – aussi intéressante que fascinante – mêlant récit, littérature et anthropologie, c’est avec Le Lasso, le texte le plus conséquent, que Jaime de Angulo construit un véritable monument à ses méthodes.

Bats-toi, bats-toi, Fray Luis! Les monstres tirent, tirent, t’emportent… Ah! C’est inutile, Fray Luis. Tu leur as donné ton âme. Tu tomberas.

En contant les heurs et malheurs de Fray Luis, un frère venu conquérir des âmes à son dieu dans un territoire indien reculé, Jaime de Angulo fait se rencontrer dans son récit des modes de penser et d’agir radicalement étrangers l’un à l’autre. Littéralement se « rencontrer ». Car il est parvenu à trouver ce très fragile équilibre qui permet la rencontre et non le placage d’une réalité sur une autre. Ainsi l’histoire de Fray Luis – mais est-ce même seulement l’histoire de Fray Luis? – nous est-elle contée par le regard de son acolyte Fray Bernardo, de celui d’une jeune membre de la tribu des Esselen, de Ruiz, du cousin de celui-ci, mais aussi par le biais d’une souris, d’un scarabée, d’un geai bleu, du vent de la nuit, et de bien d’autres. Et, aux antipodes d’un « couleur locale » à moindres frais, l’auteur fait bien plus encore que simplement confier le récit à des narrateurs inattendus. Car ce sont également les modèles narratifs, et les barrières anthropologiques ou épistémiques qui les refermaient l’un sur l’autre, qui sont ici bouleversés. Entremêlant logique occidentale et sentir amérindien dans le corps même du processus d’écriture, plutôt que de tenter artificiellement de rendre compte de l’un avec les filtres de l’autre, il réussit comme jamais avant lui à faire se compénétrer deux mondes. Et la grâce qui en sourd n’a pas de prix!

ce qui était vrai ici ne l’était pas ailleurs.

Jaime de Angulo, Le Lasso & autres écrits, 2018, Héros Limite, trad. Martin Richet.

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