Le livre.

Faune 1S’il y a un avantage (ou inconvénient, c’est selon) que nous n’envisagions pas à s’être choisi « ptyx » pour nom, c’est bien celui d’avoir eu à découvrir certaines œuvres de Mallarmé dans leur version originale.  C’est ainsi que nous fut dernièrement aimablement (ou cruellement, c’est selon) proposé d’acquérir l’édition originale de l’Après-midi d’un faune…  Notre intérêt pour la chose bibliophile ne s’arrêtant pas au fait de posséder (bon, surtout quand l’affaire ne peut se conclure qu’en alignant un nombre impressionnant de zéro à gauche de la virgule), nous nous contentâmes de toucher (en dissimulant la moiteur poisseuse de nos paumes émues sous des gants prévus à cet effet).

Ces nymphes, je les veux perpétuer.

On connaît ces dix premières syllabes d’un des alexandrins les plus célèbres de la littérature.  On connaît aussi souvent l’influence considérable qu’ils généreront sur l’art du vingtième siècle.  On connaît moins, pour cette œuvre de Mallarmé comme pour les autres, l’importance que revêtait pour lui tout ce qui accompagnait le vers.  On sait  plus rarement encore que le projet d’un livre chez lui mêle toujours mots, papiers, encre dans un tout indissociable.  Si l’auteur du sonnet en yx sait que ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, mais avec des mots, il sait tout autant que les mots ne suffisent pas pour faire un livre.  La typographie, les encres, les culs-de-lampe ne sont là ni pour illustrer, ni pour accompagner, ni pour attirer.  Ils ne justifient pas le livre ni ne sont des conséquences (presque des aléas)  de la volonté d’un auteur de diffuser sa poésie.  Tout autant que les mots qu’on y lit, sa matière même fonde le livre.  Et « L’Après-midi d’un Faune » en est probablement l’exemple le plus accompli.

Edité chez Derenne en 1876 à 195 exemplaires, le recueil se compose de 5 feuillets en papier de hollande (175 exemplaires) ou japon (20 exemplaires), assemblés par une fine et fragile ficelle rose.  L’encre du texte est noire, hormis une partie du titre en rouge.  Fronton et cul-de-lampe de Manet sont gravés en noirs.  L’un représente des nymphes, un autre une grappe de raisin.  Sur le feuillet précédant la page de titre est collé un ex-libris gravé représentant une feuille sous lequel l’exemplaire a été numéroté en rouge à la main.  Une gravure représentant un faune est glissée libre entre les feuillets Hollande ou Japon.  Celle-ci sur un papier chine presque translucide.  Cette gravure ainsi que l’ex-libris ont été rehaussés de rose à la main par Manet lui-même (d’où pour partie le prix un peu déraisonnable).  Le tout sous chemise d’un sublime papier brut sur lequel le titre « L’Après-midi d’un Faune » est repris cette fois en encre dorée.  Sur l’autre moitié de la chemise figure une étiquette collée annonçant le prix (15 Frcs) et à laquelle sont collés deux cordons de soie, un rose, un noir. 

Faune 2Faune 3

4 papiers différents, trois encres, des cordons de couleurs, de la gravure rehaussée à la main.  Tout est mis en œuvre pour signifier.  Le doute de la réalité des nymphes, leur évanescence, se traduit dans le translucide du chine.  Le perpétuer des nymphes, ce contraste tout de rage et de concupiscence retenue, étouffée (tuer c’est d’abord, étymologiquement, étouffer) se retrouve dans celui des couleurs des cordons (en peinture, on « tue » une couleur en la contrastant).  L’or de l’encre du titre sur la chemise rappelle la chaleur sans vent qui baigne l’églogue.  Tout ici forme indice.  Le livre est un espace d’expression complet où mots, tissus, dessins, grammage et textures des papiers disent tous (moins quelque chose que cette polysémie même) dans un entrelacs signifiant où ne prédomine aucun moyen d’expression particulier.  Le livre, dans son entier, est moyen d’expression.

Cette vision, la nôtre de ce livre, bien trop brève, toute aussi de concupiscence retenue telle celle du faune devant ces nymphes, nous rappelle qu’au delà d’une technologie, le livre peut être (et d’aucuns s’y essaient de nos jours encore, ici ou , avec bonheur) autre chose qu’un objet ou un simple « médium ».

Mallarmé, L’Après-midi d’un faune, 1876, Alphonse Derenne éditeur.

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