« L’emploi du temps » de Michel Butor.

emploi du tempsBleston, ce n’est pas une cité bien limitée par une ceinture de fortifications ou d’avenues, se détachant ferme sur fond de champs, mais […], telle une lampe dans la brume, c’est le centre d’un halo dont les franges diffuses se marient à celles d’autres villes.

Quand il arrive en octobre dans la ville de Bleston pour un stage d’un an chez Matthews and Sons, Jacques Revel n’en connait rien.  Et quand, sept mois plus tard, en mai, il entreprend de commencer le récit de son séjour, c’est moins d’une ville dont il écrit le détail que d’un ennemi.

Alors, moi, taupe me heurtant à chaque pas dans ses galeries de boue.

Son amitié alcoolique avec un nègre, sa rencontre avec un expatrié français, ses amours contrariés où perce plus la volonté de se persuader d’aimer que de l’être, sa rencontre capitale avec un auteur de roman noir, sa peur d’être responsable d’une tentative d’assassinat, tout, dans son journal, s’entremêle dans un incessant va-et-vient temporel, à la fois récit de ses aventures dans la ville détestée et récit de son écriture.

C’est que le présent […] est si envahissant.

Quel emploi faire du temps?  Toute tentative d’écriture n’est-elle pas tout entière dirigée contre l’impossibilité (et donc toujours en échec) d’extirper du temps des parcelles fiables de mémoire?  Entre le poids d’un omni-présent et d’un passé s’oubliant inéluctablement?

tant de choses que je risque de déformer et d’oublier si je tarde trop à les écrire.  Or ce soir, la fatigue et l’heure…

La fatigue du présent n’est pas seule.  L’heure est là pour la mesurer.  Et l’alourdir encore en l’attestant.

ce cordon de phrases est un fil d’Ariane parce que je suis dans un labyrinthe […] incomparablement plus déroutant que le palais de Crête, puisqu’il s’augmente à mesure que je le parcours, puisqu’il se déforme à mesure que je l’explore.

Bleston, c’est Thèbes.  Ou Athènes. Ou la Crète.  Revel, c’est Œdipe.  C’est Thésée.  Mais à l’espace du palais crétois, Butor ajoute la dimension du temps.  Et, emmêlant, démêlant son fil, le distendant, le nouant, il met à nu les mécanismes du récit. Récit à suspense (dont l’effet n’est obtenu, justement, qu’en le suspendant, ce temps).  Récit du vertige dans lequel nous sommes tous jetés et que la phrase du poète ne vient que rappeler.

toutes ces choses que nous avons décrites dans nos livres, auxquelles nous devrions être préparés, comme elles vous prennent tout de même au dépourvu quand elles s’abattent ainsi!

Cet « Emploi du temps », cette piste pour se perdre, ce constat, terrible mais nécessaire, d’un sublime échec, c’est aussi un programme.  Celui d’une littérature.  Qui, tel l’amour, qui de ne pouvoir être dit, n’est pas, vient moins attester le réel que lui donner vie.

Ainsi, même en moi, quelque chose a traversé ces saisons sans croître ni s’abolir, l’alluvionnement des heures a réservé certains espaces témoins, et tandis que je déambule, cherchant la raison de moi-même, dans ce terrain vague que je suis devenu, tâtonnant sur d’énormes masses de dépôt, tout d’un coup je trébuche au bord d’une faille au fond de laquelle le sol d’antan est resté nu, mesurant alors l’épaisseur de cette matière qu’il faut que je sonde et tamise, afin de retrouver des assises et des fondations.

Michel Butor, L’emploi du temps, 1956, Minuit.

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