« Les Chemins égarés » de Amelie Landry.

Dans un endroit sauvage, restez vingt minutes sans bouger et vous verrez les oiseaux arriver.

Il est de ces lieux dont on se dit qu’il est nécessaire d’y être initié pour y avoir accès. Voire même qu’on ne peut en dessiner une vue un tant soit peu « réaliste » sans en être un de ses acteurs. S’en dégage alors pour qui ne les fréquente pas un parfum d’interdit lardé de perversion, une impression d’ailleurs radical. Peuvent alors librement s’ériger sur ces distantes impressions les clichés les plus tenaces et les plus contradictoires. Les lieux de sexualité entre hommes, les lieux de rencontres « homosexuelles », ces lieux « incongrus » seront, pour qui ne les pratique pas, des lieux de liberté, de misère sexuelle ou de nivellement social, des endroits qui « craignent » ou qui exaltent, des lieux d’expression libérée de soi ou de fermeture à l’extérieur. Ils seront l’expression quintessenciée de notre monde ou sa marge la plus radicale. Ils seront à défendre ou à proscrire. Ils seront beaux ou moches. Mais très souvent, ils seront exclusivement l’un ou l’autre. Laissés dans le flou de la fascination que suscite toujours l’inconnu mâtiné de sexualité, ils ne seront plus qu’un support sur lequel fixer nos a priori.

Si quelqu’un a besoin d’aller s’exhiber et qu’il a un public, il va attirer quelques personnes. Un autre va se dire : « pourquoi pas moi? ». C’est comme ça que les lieux se créent.

Les Chemins égarés est au croisement de l’image et du texte. Les photographies prises sur les lieux de rencontre sont réparties en trois sections (lieux ouverts/présence humaine discrète/jour, lieux semi-ouverts/présence humaine plus affirmée/soirée, lieux fermés/corps affirmés/nuit) subtilement distinctes par des témoignages directs d’acteurs des lieux (prises de paroles brèves entre les deux premières parties photographiques, témoignages longs entre la deuxième et la troisième). Le tout, intelligemment hybride, se closant par un texte « témoignage littéraire » de Mathieu Riboulet et un autre, à consonance anthropologique, de Laurent Gaissad.

L’un s’y rendra pour baiser « hard », l’autre soft, le troisième pour regarder. D’aucuns sont hétéros et père de famille, d’autres homos assumés depuis toujours. Certains y vont en chasse, d’autres à l’aventure. Il en est qui prennent tous les risques et dont l’intérêt de l’expérience ne tient qu’à cela, beaucoup qui prennent des précautions sanitaires tatillonnes. Les uns vivent leur fréquentation comme une misère dont ils ont honte, les autres comme une libération qu’ils revendiquent. Certains en vantent le nivellement social et pécuniaire, d’autres qui attestent de la reproduction dans ces lieux des mêmes clivages qu’ailleurs. Un des grands mérites de ce travail est, par l’entremise des témoignages qu’il met adroitement et frontalement en contexte, de rompre radicalement avec la fascination initiale de son sujet. Aux antipodes de l’image d’Epinal de la sexualité librement vécue et assumée, comme d’un autre versant pudibond, la « vérité anthropologique » de ces lieux débordent largement des filtres partisans.

Yohan / Nord-Pas-de-Calais

Il y en a qui se donnent pour objectif d’en suivre d’autres, comme un petit ballet. Il y en a qui se mettent à quatre pattes direct et se font passer dessus par tout le monde. On dirait qu’ils sont prêts à tout, un peu en transe. Certains observent simplement de loin. Et y a ceux qui prennent ce qui passe, parce qu’ils ont envie d’un rapport rapide. J’ai compris que j’y allais comme au spectacle et que, pour qu’il y ait spectacle, il faut que certains se mettent en scène. J’accepte volontiers de participer, parce que si tout le monde vient pour regarder, il ne se passe pas grand-chose, on peut vite s’emmerder.

Mais aussi, par un mariage subtil des documents, des mots et des images, par une pratique de la narration très maîtrisée, ce travail s’affirme comme une brillante réussite esthétique. Où, derrière la réalité « crue » du terrain, se déploie, sans ostentation aucune ni mise en scène incongrue, une beauté à la fois brute et délicate. Dans les images de ces lieux en marge ou en friche – où l’on devine des labyrinthes paniques – et de ceux qui les occupent – qui ne sont pas sans rappeler parfois des faunes – Amélie Langry réussit à capter les éternels liens entre la violence et la douceur, la misère et la grandeur, la crainte et le désir.

Amélie Landry, Les Chemins égarés, Géographie sociale des lieux de sexualité entre hommes, 2017, Le Bec en l’air. Avec des textes de Laurent Gaissad et Mathieu Riboulet.

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