« Les invasions barbares » de Eric Michaud.

 

 

angle facial

Quand Vasari, en 1568, fait éditer la seconde édition de ses célèbres Vies de peintres, de sculpteurs et d’architectes, il est clair pour tout le monde que les Beaux-arts s’étaient éteints en Italie dès les invasions barbares du V ème siècle pour ne renaître qu’à la Renaissance. Cette construction historique, devenue paradigme puis simple constat, liait ainsi indissolublement art et peuple, culture et race. Construction qui allait alimenter, et ce dès ses balbutiements, toute l’histoire de l’art. Si le premier mérite de Eric Michaud est, dans ce livre, de nous le rappeler, son second est de nous démontrer que nous n’en sommes nullement sorti.

Plus insidieusement même, ce glissement racial s’est renforcé au cours des siècles. Car si pour Vasari, au XVIème siècle, c’est encore bien l’individu, l’artiste, qui reste dépositaire des caractères essentiels de son art, pour Winckelman au XVIII ème, celui-ci n’est plus que le succédané par lequel s’expriment les données essentielles de ce à quoi il appartient. L’artiste est le relais de sa race. Et son art en est la trace.

La densité de l’art était fonction de la diversité physique des peuples.

Le procédé est simple : le Grec est beau donc l’art grec est beau; comme l’art grec est beau, le Grec est encore plus beau. La race produit l’art, qui produit la race. Ce cercle « vertueux » que l’on trouve revendiqué avec aplomb ou fondant inconsciemment leurs analyses, chez Michelet, Renan, Taine ou Schlegel, en vient à remplacer toute autre grille d’analyse. Jusqu’à l’aberration. Ainsi nombre d’historiens attribueront-ils, cent années durant, de grosses lèvres aux singes, dans leur aveuglante volonté d’asseoir toujours mieux la dichotomie entre la perfection grecque (et de son art) et la laideur nègre. Front vers l’avant vs front vers l’arrière, narines fines vs narines proéminentes, cheveux lisses vs cheveux crollés, lèvres fines vs grosses lèvres etc… rêver de grosses lèvres aux singes permettait d’encore mieux faire correspondre anatomiquement l’animal à la « race nègre » et par là en éloigner d’autant le blanc, avec qui pourtant il partage la même finesse lippue!

Et c’est sur ce substrat-là que va se greffer l’hypothèse que ce sont bien les peuplades du nord, ces fameux barbares, qui, contrairement à l’hypothèse vasarienne, ont apporté un renouveau salvateur à l’art antique se mourant. Et que cela survienne concomitamment avec les revendications coloniales n’est pas un hasard. Réhabiliter les barbares, c’est légitimer la colonisation. La théorie du sang neuf dans l’art sert si bien celle, politique, du blanc émancipateur…

Ni nécessairement raciste, ni fondamentalement antiraciste, l’histoire de l’art navigue depuis ses débuts dans la race. Dont l’indétermination du concept offrira une postérité riche de sens, et de drames. Eric Michaud, avec une rigueur sans défaut et une précision au scalpel déconstruit subtilement et impitoyablement les discours sur l’art, en faisant sourdre ce qui est devenu, à force de ne plus vouloir l’entendre, un impensé. Ce sont nos catégories de jugement qu’il met à nu. Et donc beaucoup de nous-mêmes.

Le discours du sang, comme aujourd’hui celui du gène, se fonde sur une invisibilité fondamentale : qu’il s’appliquent aux humains ou aux objets artistiques, ils rapportent toujours les différences visibles entre les corps à des causes naturelles qui demeurent cachées, mais qui seraient en charge d’assurer sans faillir la transmission des différences. De sorte que ces discours affirment non pas que la culture est dans la nature, mais qu’elle procède de la nature. Ils construisent ainsi un monde qu’ils voudraient à peu près stable, où les arts ressembleraient indéfiniment à leurs peuples – et réciproquement.

Eric Michaud, Les invasions barbares, une généalogie de l’histoire de l’art, 2015, Gallimard.

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