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« Les mots sans les choses » de Eric Chauvier.

Mots sans les chosesil faut parler précisément et [...] il s’agit là d’un acte politique fondateur.

Imaginez un plombier (la métaphore est de l’auteur) faisant un devis sur une planète où il n’y a aucun problème de tuyauterie.  Poussée dans ses retranchements, l’image décrirait à merveille l’attitude de certains œuvrant dans les sciences sociales.  Pris dans les rets d’une habitude solidement ancrée (d’autant mieux qu’elle est bien souvent devenue inaccessible à la conscience), beaucoup s’entêtent à plaquer sur l’ordinaire, des concepts, des modèles théoriques, sans plus parfois s’inquiéter de ce sur quoi ils tentent de les appliquer ni de la correspondance entre le fait sensé être décrit et le modèle supposé en rendre compte.

Dans son enfance, l’être humain commence par parler des voitures pour tester le monde, mais cette phase d’expérimentation et d’autonomie ne dure pas ; à l’adolescence, il apprend déjà à la conduire ; à l’âge adulte, il les conduit effectivement ; puis, quelquefois, il les brûle, sans se rendre compte que cet acte se produit sur la ruine d’une pratique enfantine.

Tout jeune déjà, on apprend à plaquer des mots sur des choses, construisant peu à peu un réseau, non d’appropriation des choses par le nom, mais de distanciation d’elles par celui-ci.  Jusqu’à, s’y habituant, penser ne plus devoir requérir à l’expérience de la chose pour la saisir dans toute sa saveur.  Le modèle théorique (qui abouti, comme Eric Chauvier le nomme si justement à une « fiction théorique »), utilisé ou conçu par le chercheur en sciences sociales, n’étant qu’une des productions de cette psychopathologie du langage, qu’il vient sans cesse renforcer.

décrire précisément ce qui permettrait de saisir l’ordinaire ne fait pas l’ordinaire.

Les modèles théoriques viennent ainsi moins expliquer le réel ordinaire que le contraindre à se mouler dans les formes qu’ils lui construisent.  Non qu’ils ne soient utiles.  Mais jamais au sacrifice de l’expérience, ni du singulier.

Les seules limites du monde sont celles du langage.

S’interrogeant avec acuité sur la production de langage en sciences sociales, enrichissant Lévi-Strauss, Bourdieu ou Foucault de sa lecture attentive de Spinoza ou Wittgenstein, Eric Chauvier montre tout le poids d’une théorie qui s’aliène la pratique.  Réquisitoire parfois dur (et c’est quand il est le plus dur qu’il est aussi le plus drôle) contre le parler de l’à peu près, il attire l’attention sur cette irréductibilité de l’expérience de l’ordinaire, ordinaire que toute théorie faisant fi de son expérience singulière ne parviendra jamais à recouper.  Et, redoublant son analyse du discours qui la porte, il recourt à sa propre expérience, non bien entendu pour légitimer un autre modèle général qu’il proposerait, mais bien pour démontrer, dans un scepticisme joyeux, que l’expérience peut s’émanciper des modèles conceptuels qui ont tant tendance à les surplomber.  Rien qu’en cela, Eric Chauvier est un indispensable « casseur d’ambiance ».

C’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît.

Eric Chauvier, Les mots sans les choses, 2014, Allia.

Nous parlions de son précédent livre ici.  Et on peut voir une présentation de son dernier livre qui le prolonge admirablement.

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