« Les terres du couchant » de Julien Gracq.

 

TERRES DU COUCHANTLe Royaume inépuisablement fabriquait de l’équilibre, coïncidait sur le papier avec lui-même dans la figure de son identité.

Et tout équilibre politique repose aussi sur une menace extérieure.  Qui fonctionne d’autant mieux, qui participe d’autant mieux de cet équilibre qu’elle est diffuse.  Trop concrète, elle devient identifiable directement, diffuse, elle s’insinue dans la société par tous ses pores, l’en imbibe, s’y confond au point de la constituer pour partie.  Dans le Royaume de Bréga-Vieil règne précisément cette menace sourde que fait peser sur lui un ennemi raisonnable et silencieux dont on sait, plus par la peur ancestrale qu’il suscite que par ses rares escarmouches, qu’il est toujours là, par delà la frontière, tapi.

Il y a bien des manières d’avoir peur, et celle de Bréga-Vieil était apparemment une des plus bénignes.

Enfermé, contenu derrière des murs plus qu’ils ne le protègent d’un mal, tout ce qui est extérieur à ce monde clos paraît le menacer, mais comme à travers une vitre.  Quand le narrateur, avec quatre compagnons, décide de quitter le Royaume et sa peur vécue comme habitude, cela semble moins être volonté téméraire que désir de briser cet éternel retour du même, cette identité intranquille dont plus rien ne sourd.  Dans cette fuite de ce monde borné, dans l’errance qui suit sur la Route, comme après dans leur décision de prêter main-forte à une résistance qui s’organise à l’extérieur des murs du Royaume, c’est d’une aspiration à l’aspérité, aux franges dont il s’agit.

Dans le monde sévèrement clos, sobrement délinéé où nous vivons, peuplés d’évidences calmes il n’y a pas de franges.

Créer des franges!  Ou du moins discerner celles qui existent!  Dans un monde qui utilise même ses propres craintes pour gommer toute aspérité, qui rabote ce qui dépasse de l’identique jusqu’au lisse, qui privilégie l’ennui à la vivacité des menaces réellement vécues, le rôle de l’écrivain est là aussi.

J’écoutais cette voix égale et plaisante à entendre, qui écartait fermement les ombres, et à travers laquelle l’image panique de la catastrophe se réduisait d’une épure lucide.

On a tant glosé sur les guerres.  Alors que ce qui valait d’être dit sur la guerre l’a été dès la première fois.  De Thucydide à Clausewitz, en passant par Virgile ou Tolstoï.  Si peu cependant sur les signes qui les précèdent, sur leur menace sourde qui les déborde pour teindre tout le reste.  Tant de combats, alors que tout déjà se devine dans leur suspension, leur attente.  Où se loge tout de son insidieuse force.  La prose de Julien Gracq, dont Les terres du couchant offre une inédite et sublime manifestation, saisit parfaitement ces pans de nos histoires, de nos vies où rien ne commence ni ne finit jamais et où tout se joue.  Essentiel!

Julien Gracq, Les terres du couchant, 2014, José Corti.

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