« L’inquiétude d’être au monde » de Camille de Toledo

Ce court texte fut d’abord dit publiquement à Lagrasse en 2011 (de là sans doute cette impression d’oralité latente, comme un chant suspendu).  Dès son entame, il prévient quant à son objectif, « son espoir de voir les mots agir sur et dévier l’esprit contemporain de l’Europe. »  C’est peu dire qu’il y parvient.

Le point de départ est bien cette inquiétude d’être au monde qui, qu’on la dissimule ou non, nous fonde tous, qui que nous soyons.  Inquiétude que rien, pour Camille de Toledo, ne peut mieux représenter que le visage d’Anna Magnani dans ce film de Pasolini (ici entre 8.33 et 9.25) :

La mère observe son garçon assis sur un manège.  Pendant les quelques secondes où elle ne le voit pas, Ettore se lève.  Il descend du manège en marche.  Puis…  le manège tourne encore.  Là où il était assis, il ne reste que l’effroyable vide de l’enfant disparu. 

Le manège tournait.  Mais l’enfant était assis, immobile, stable.  Puis il échappe au regard et c’est cette immobilité, cette permanence, qui sont attaquées dans leurs fondements mêmes.  L’inquiétude, et les peurs qu’elle lève, est là, dans cet interstice de l’impermanence, dans « le vacillement général des choses », dans lequel, « tremblants et tremblés », nous sommes tous enserrés.  La question essentielle devient alors : ces peurs, qu’en faire?

On peut s’en consoler dans l’entretien de l’espoir illusoire d’un retour au permanent, à l’origine.  La consolation, cette « grande tentation du siècle débutant », c’est la voie du pays, de la racine, de la clôture.  Sous ses gravats, on enterre ses peurs si bien qu’on en oublie l’inquiétude qui les sous-tend.  Et les peurs, débridées de leur cause, de s’alimenter d’elles-mêmes.  Ses mots mêmes sont des mots clôture : nations, identités, médicaments…  Jusqu’aux centaines de pages de Utoya, 2083, le long vomissement de Anders Behring Breivik, l’assassin norvégien.

A cette voie, cette impasse plutôt, Camille de Toledo oppose l’acceptation de cette inquiétude.  L’inquiétude d’être au monde est ce lieu où nous devons apprendre à vivre vraiment.  Les mots pour le dire ne sont plus digues, ni barricades.  Ils sont ici des mots liens, tels ceux de Césaire :

Homme-panthère, homme-hyène, Homme-hindou-de-Calcutta, homme-cafre, homme-terre, hombre, hambre, homme-faim.  Comme dans le « Cahier » de Césaire, par le trait d’union.  Dans l’antre des langues qui porte la mémoire de notre immersion.  Souvenir d’un en-deçà des mots, où nous sommes reliés.  Souvenir enfantin d’un âge d’avant la langue, dans l’entre, où nous sommes reliés.

C’est dans cet entre, dans le trait d’union, que l’artiste, le poète, doit puiser ses ressources dans son combat contre les promettants, figures tutélaires de la peur qu’ils ne servent jamais aussi bien qu’en n’ayant de cesse d’en attiser les braises.  Le corps est politique, écrivait Nietzsche.  Celui de la langue de Camille de Toledo l’est assurément.

Ce que dit superbement « L’inquiétude d’être au monde », entre prose et vers, c’est effectivement cette urgence d’agir sur l’esprit contemporain de l’Europe.  La nécessité d’en dévier, d’en saisir l’exact contrepoint.  Il n’y a pas de racine.  Il n’y pas d’origine.  Tout est bâtard.  Tout est rhizome.

Camille de Toledo, L’inquiétude d’être au monde, 2012, Verdier, 6,30 €.

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