« Mon Emily Dickinson » de Susan Howe.

Ma Vie passa – Fusil chargé –

Tout art s’érige sur ses avant-gardes. De concrétions en concrétions, d’un ajout de limon à un autre, il évolue, change, « prospère », mute. Devient alors, pendant un temps du moins, presque indiscernable cela dont la mutation provint et la rendit possible. Mais, toujours (et, oui, nous avons conscience de la dose d’optimisme que revêt ce « toujours »), quand bien même l’amas des greffes n’en laisse pour ainsi dire plus rien paraître, demeure, brute et irréductiblement neuve, l’originale gemme autour de laquelle se cristallisa et grandit un art. Ne suffit jamais qu’une conjonction des volontés (qui toujours séparément existent) pour l’en extraire de sa gangue et la révéler enfin au grand jour. Et quand ce jour vient…

Mon avec M majuscule au chevet du Maître.

Mon Emily Dickinson se présente au premier abord comme un essai sur l’oeuvre de l’immense poète américaine. Documenté jusqu’au vertige, brassant large mais juste dans nombre de disciplines et de textes, et à chaque fois avec un à-propos saisissant, cet « essai » se révèle incontournable pour tout qui veut mieux approcher l’oeuvre essentielle (et encore trop méconnue) d’Emily Dickinson. Puisant dans les exercices de l’exégèse classique (et notamment une abyssale lecture du « neuvième poème du fascicule 24 ») mais aussi dans de surprenantes apartés, Susan Howe éclaire d’une lumière neuve la poésie de la native d’Amherst. Ainsi sont certes convoqués les textes de Shakespeare, de Keats, de Browning, de Donne, de Dickens, etc. dans le champ de l’influence littéraire, ainsi que ceux de Cixous, d’Olson, de Freud, de Peirce, du côté de son analyse, mais aussi ceux, bien plus surprenants, de prédicateurs puritains, de mystiques de la nouvelle-Angleterre ou de récits de captivité de femmes blanches enlevées par les indiens. Et c’est cet entrecroisement lui-même qui, comme nous en avertit d’ailleurs le quatrième de cette première édition française, modifia profondément et durablement la réception de la poésie d’Emily Dickinson outre-atlantique. En cela déjà, il se révèle donc fondamental. Mais ce livre est très loin d’être juste – et quand bien même l’un des meilleurs – un énième-livre-sur-un-grand-écrivain…

Usant d’exagérations, d’abréviations, de distorsions, d’amplifications, de soustractions, d’énigmes, d’interrogations, de récritures, elle tira des textes d’autres textes.

Le texte sur Emily Dickinson et censé en explorer les causes et les aléas – et y atteignant comme jamais – est contaminé par son sujet. Comme la poésie de la recluse d’Amherst s’ente sur les histoires, les littératures, les langues, les mystiques qui la précèdent et les incorporent, les digèrent, s’en influence, s’y change, l’ « essai » qui rend compte de cette contamination se laisse lui aussi, dans sa façon même, gagner par son sujet. A tel point que ce sujet, peu à peu, semble devenir cette contamination même. Comment un langage de la cordialité dissimule-t-il des cordes qui enchaînent? Comment, dans un poème du 19 ème siècle peut se lire toute une généalogie mystique? Comment une littérature ou une histoire peut s’originer dans des séparations de principe entre des « races » ou des sexes? Si Mon Emily Dickinson atteint à ce point des sommets dans l’analyse d’une oeuvre poétique, c’est avant tout car, alignant sa manière sur son objet, Susan Howe révèle les « dessous » d’une oeuvre en érigeant ceux-ci en outils. Mieux même, c’est par leur mise en oeuvre que leur révélation est rendue possible. Mon Emily Dickinson est tout à la fois oeuvre sur la poésie, ars poetica et poésie en acte.

Le poète est un intercesseur qui chasse la forme au-delà de la forme, la vérité au-delà du thème à travers d’immenses forêts de mots enchevêtrés. Qui possède ces bois? La liberté de l’errance poétique signifie la liberté de partir à la chasse.

Si la poésie est cela qui « tire des textes d’autres textes », gageons que ceux de Susan Howe essaimeront en d’autres très longtemps encore…

Susan Howe, Mon Emily Dickinson, 2017, Ypsilon, trad. Antoine Cazé.

Les sons ci-dessus ont été enregistrés par les bons soins d’Alain Cabaux sur les ondes de Radio Campus.

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