« Nature et récits. Essais d’histoire environnementale » de William Cronon.

Kennecott

Prenez la mine de Kennecott. Lieu « inhospitalier » d’où l’on a extrait (sachez qu’extraire n’a pas de passé simple – ceci dit en passant) des quantités gigantesques d’un cuivre d’une exceptionnelle pureté entre 1898 et 1938, avant de l’abandonner aussi soudainement qu’on avait commencé à en exploiter les ressources, Kennecott pourrait facilement passer pour l’exemple type du « lieu dénaturé ». Les bâtiments du camp en ruine, une montagne arasée, une ville délabrée à proximité, le tout au milieu d’un nulle part paraissant inviolé, Kennecott nous raconterait ainsi une énième fois un énième « viol de la nature »… Mais cette histoire là de Kennecott n’est possible que si l’on veille à tracer au préalable une démarcation nette entre l’homme et la nature, le premier dénaturant forcément la seconde, qui, en retour, n’aurait d’autre fonction sur le premier que de l’ensauvager. Les deux devant se préserver de l’autre, sous peine de voir irréductiblement altérée leur propre essence.

La tâche particulière des historiens de l’environnement est de raconter des histoires qui nous font faire un va-et-vient entre les humains et la nature, afin de révéler combien la frontière qui les sépare est culturellement construite – et combien elle reste dépendante des systèmes naturels.

C’est oublier qu’avant qu’on en extraie du cuivre en y creusant de larges sillons, des populations indiennes y avaient dessiné des sentiers. C’est oublier qu’après l’exploitation de son sous-sol, des touristes continuent à s’y rendre. Et que toutes ces traces, suivant la lecture qu’on désire en donner, peuvent s’intégrer à la nature, s’y fondre, ou en différer radicalement.

Par des exemples concrets et parfois emblématiques (Kennecott, le problème de la Wilderness, la question du « retour à la nature » des îles des Apôtres marquées par les activités humaines), William Cronon remet en question la frontière absolue et artificielle que l’on a bâtie entre nature et culture. Doit-on effacer les traces d’une activité humaine sur un terrain que l’on « rend à la nature »? Protéger un espace de toute intervention humaine contemporaine alors qu’il en connut d’autres plus anciennes n’est-il pas plus un acte d’idéalisation que de préservation? L’universalisation de la protection de la nature n’en gomme t’elle pas la particularité des lieux dont elle est constituée? Toutes questions que Cronon investit de son acuité toute en nuances.

Les lignes et les formes que nous inscrivons sur la terre reflètent les lignes et les formes que nous avons dans la tête, et il nous est impossible de comprendre les unes sans les autres.

Mais aussi – et peut-être surtout – William Cronon nous rappelle qu’il y a des mondes différents, et donc des histoires différentes. Et que l’histoire – donc celle de l’environnement – est indissociable des récits avec lesquels les historiens tentent d’en rendre compte. Et nous le rappelant, il nous en conte de sublimes.

nous habitons un monde toujours raconté.

William Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, 2016, Dehors, trad. Mathias Lefèvre.

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