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« N’écrire pour personne » de A.L. Snijders.

 

Quand Josine V. est venue pour la première fois dans l’atelier du directeur, il lui a demandé si elle était catholique. Il était heureux que ce soit le cas, car il préférait le faire avec des filles catholiques. La sensibilité artistique du directeur s’est révélée très tôt. A vingt et un ans, il a écrit une histoire à partir de ces phrases : « Déshabille-toi, avais-je dit. Elle s’était déshabillée. » L’histoire a été publiée dans une revue littéraire. Une semaine plus tard, il a repéré dans la rue une femme rousse de quarante-neuf ans qui semblait chercher son chemin. Comme son histoire venait d’être publiée, il était d’humeur joviale. « Vous cherchez votre fils ou votre amant? » Elle a ignoré la question de l’artiste et a répondu qu’elle avait oublié son carnet d’adresses. Il lui a dit qu’elle pouvait venir téléphoner chez lui. Et, de fil en aiguille, après une tasse de thé, il avait fini par dire « déshabille-toi », et elle s’était déshabillée. Elle n’est repartie que le lendemain matin. Il aimait raconter cette histoire à ses élèves pour illustrer l’assertion que « la vie suit l’art ». (D’autres professeurs d’art, eux, aiment raconter la célèbre histoire de l’homme qui a dit un jour, en voyant le Grand Canyon, qu’il trouvait ça « plus joli en photo ».)

Depuis le début des années 2000, Peter Cornelis Müller, sous le pseudonyme de A.L. Snijders, écrit ce qu’il appelle des ZKV (zeer korte verhalen – très petites histoires). Écrites quotidiennement en une demi-heure, une heure, parfois sans relecture aucune, puis envoyées à ses proches ou ses enfants, chacune de celles-ci remplit souvent à peine une page, jamais plus de deux. S’appuyant sur sa propre existence, il saisit des parcelles de son quotidien, de son passé, de ses rêves, de ses lectures et les articule sur la page.

Une ZKV ne sintéresse pas à l’essence de la vie – c’est le souhait de la plupart des auteurs mais pas le mien. Non, une ZKV est une gourmandise, choisie au hasard.

Ni fragment d’un journal, ni anecdote, ni récit court, ni prose poétique brève, ni nouvelle, ni micro-autofiction, une ZKV n’est qu’une ZKV! Jamais non plus hybride de plusieurs formes, chacune de ces gourmandises, s’il s’y retrouvent des motifs personnels à l’auteur (les chiens, le camping, les auteurs appréciés – Pouchkine, Nescio (l’immense Nescio!), Kapuscinski, Cavafis, Jules Renard, etc) et des accointances avec certaines « écoles » ou « styles » (Dada, le surréalisme, l’onirisme, etc.), est profondément originale. Détachée du hasard auquel l’auteur les laisse retourner après y avoir délicatement mis la main, la ZKV s’inscrit en son lecteur, y laisse une trace indélébile mais en un temps (celui de sa leture) suffisamment bref que pour laisser une place à la suivante, puis à la suivante, et à la suivante encore. L’ensemble formant malgré lui un monde à part, délicat, fragile, et sans lequel le nôtre paraîtrait subitement terriblement incomplet.

A.L. Snijders a compris qu’écrire n’est pas nécessairement orner. Que dire, parfois, suffit. Qu’une oeuvre gagne souvent à ce que celui qui l’écrit ne se considère que comme le véhicule ou le tamis du monde (qui se compose du « réel » et du reste) dans lequel il vit. Alors, sous la désinvolture et l’humour léger, peuvent percer l’immense et généreuse beauté du hasard et des chefs-d’oeuvre qu’il permet.

Le cœur de la société humaine change peu, mais quelques variations sont perceptibles dans ses vertiges.

A.J. Snijders, N’écrire pour personne, 2017, Editions de l’Observatoire, trad. Guillaume Deneufbourg.

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