« Œuvres 1919-1922 » de Vélimir Khlebnikov.

 

Œuvres 1919-1922 reprend la quasi-totalité de l’oeuvre écrite par le poète russe entre 1919 et sa mort,  le 28 juin 1922. Composé de lettres, de courtes proses, de considérations numérologico-lingusitiques, de longs poèmes structurés, d’autres très courts, de lexiques phonétiques, etc., l’ensemble (dont la légende dit qu’il aurait été exhumé d’une taie d’oreiller) se présente d’abord comme un fatras protéiforme auquel seule la chronologie de sa présentation donne une apparence d’organisation. Très vite cependant le lecteur y retrouvera des constantes, des parentés, des obsessions, qui, sans atténuer l’impression de richesse baroque de la chose, lui permettent d’y construire des accès.

Un jour l’humanité construira son travail à partir des battements du cœur, un battement de cœur sera alors l’unité de travail. Alors, rire et sourire, joie et malheur, langueur et portage de la pesanteur auront la même valeur, parce que tous exigent une dépense en battements de cœur.

La poésie de Vélimir Khlebnikov est celle d’un homme pris dans les rets et les heurts d’un projet politique en train d’advenir dans la douleur. Ancrée dans les luttes de son temps, elle se veut une occasion, à la fois d’en rendre compte et de leur donner un cadre esthétique, mais aussi d’y peser. Fort de l’urgence qu’il sent saisir son siècle, et qui le saisit de même, le poète se doit, pour y jouer un rôle, de donner des outils aux hommes. Outils de langage qui, pour porter témoignage et influer sur son monde en rupture, se devront d’être façonnés à neuf.

La création-de-mots est l’explosion du mutisme de la langue, des couches sourdes et muettes de la langue.

Aussi fait-il sourdre la poésie de couches de mots issus du son, des phonèmes, imbriqués dans une narration dont les récits s’imbriquent à leur tour dans une surnarration. Le tout formant de nouveaux chemins d’accès à des sens modifiés. Ainsi, par exemple, le glissement sur la page du Ér (le [r] sonore et/ou écrit) vers le Él (le [l] sonore et/ou écrit) se manifesterait par un glissement sémantique (on passe de mots en [r] à des mots en [l]), lui même rendant compte d’une modification du monde que ce glissement induit (le Ér, dans « l’alphabet » Khlebnikovien, signifiant « un point transperçant de part en part la surface perpendiculaire », le Él « un arrêt de la chute ou du mouvement en général, par la surface perpendiculaire au point qui chute ») :

Mais Él est arrivé   Ér est tombé

Le peuple vogue sur le lougre de la langueur

il remplace la poudre guerrière par une foule de tortures 

l’ouragan par l’élégant

Si cette lecture conjointe sur la page de strates signifiantes diverses mélangeant allègrement sciences linguistiques, érudition théologique, délires numérologiques, idiomes divers, néologismes, audacieuses mises en forme (ses palindromes sont impressionnants…), peut donner une impression de sophistication, le vrai génie de Khlebnikov (et de son traducteur!) tient sans doute à ne jamais sacrifier à celle-ci le pouvoir subjuguant de la poésie. On ne lit ni un manifeste, ni un programme. Partie intégrante de ses thèses, la beauté est le filtre premier et délicat par lequel celles-ci trouvent à s’exprimer. En une formule simple : Khlebnikov, c’est juste profondément beau!

Quand le lièvre bondit dans la clairière, il aperçut les vieux buissons familiers, une congère inconnue parmi eux et un bâton noir indubitablement mystérieux qui sortait de cette dernière. Le lièvre leva la patte et inclina l’oreille. Soudain, des yeux brillèrent derrière la congère. Ce n’étaient pas des yeux de lièvre, lorsque, immenses étoiles d’effroi, ils s’élèvent au-dessus de la neige. A qui appartenaient-ils? à un homme? Ou bien ils étaient arrivés ici venant de ce pays des Grands Lièvres où les Lièvres chassent les hommes et où ces derniers sortent timidement de leurs trous la nuit, provoquant les coups de feu des tireurs implacables, se faufilent dans les potagers pour ronger une tige de tremble ou une tête de chou.

-Oui, pensa le lièvre, c’est lui, le Grand Lièvre, il est venu libérer ses frères du joug offensant de l’homme. J’accomplirai donc les rites sacrés de notre pays.

Le lièvre couvrit de ses sauts toute la clairière enneigée, tantôt faisant des culbutes élégantes dans l’air, tantôt lançant haut ses pattes. Pendant ce temps, le bâton noir trembla. La congère se mit en mouvement et fit un pas en avant. De terrifiants yeux bleus brillèrent au-dessus de la neige.

-Ah! pensa le lièvre, ce n’est pas le Grand Libérateur, c’est l’homme.

L’épouvante cloua son corps. Il resta là tremblant de tous ses membres jusqu’à ce que le coup de feu, l’éclaboussant de sang, ne projette haut son corps.

Vélimir Khlebnikov, Œuvres 1919-1922, 2017, Verdier, trad. Yvan Migot.

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