« Les reconnaissances » de William Gaddis

Où un faussaire coiffé d’une postiche remet des faux billets à celui qu’il croit être son fils.  Où ce même fils, dramaturge plagiaire à son corps défendant, croit avoir affaire à son père.  Où un homme dédicace des ouvrages à tour de bras, et notamment des Tolstoï.  Où un peintre de génie prête son talent pour réaliser des Bouts ou des Van Eyck.  Où ce même peintre en perd son nom, jusqu’à en retrouver un autre lui cédé par un fournisseur de momies égyptiennes.  Où les momies sont fabriquées à partir de bandelettes enfouies sous terre et arrosées quelques jours, et d’une jeune fille morte peu avant.  Où même le pilier de bar est un faux Hemingway…  « Les reconnaissances » se présente d’abord comme un catalogue jouissif de toutes les falsifications possibles.  Et dans ce monde du semblant, Stanley, le musicien, Otto, le dramaturge, et Wyatt, le peintre, tentent chacun à leur manière (plus ou moins radicale ou accomodante) de résister à cette lame de fond du toc, à « ce diable (…), père du faux art ».

Dans son premier chef-d’oeuvre (quatre suivront), William Gaddis s’ingénie à déconstruire le monde qui nous entoure en nous renvoyant son image dans la subtilité de chaque reflet.  La surface de sa prose est telle ce miroir dans lequel les personnages cherchent assidument une preuve d’eux-mêmes.  Miroir, c’est-à-dire le verre équipé de tain.  Mais aussi une vitre, son reflet dans le regard de l’autre, le fait d’être nommé, la trace que laisse la main qui signe…  Bref, tout ce qui peut rattacher chaque être à la conscience de sa réalité.

Ce…  cet unique dilemme, prouver sa propre existence…  Les gens ne reculeront devant aucune ruse pour ça…

La ruse que s’est trouvée l’époque contemporaine (et qu’elle croit ultime) est la possession.  L’avoir laisse sa trace illusoire mais rassurante sur l’être.  Et cette trace, son emblême par excellence c’est l’argent.  L’argent, s’il n’a pas d’odeur, n’a pas non plus de valeur.  Il est la valeur.  Il est la construction technique d’une transcendance.  Dieu s’efface et l’argent s’affirme.  Il est l’aune à partir duquel tout est jugé.  Alors que l’art est copié, le plagiat institutionnalisé, l’identité échangée, la paternité incertaine, le pire blasphème est de copier des billets de banque.  L’hérétique, l’iconoclaste du 20 ème siècle est le faussaire de billets. 

Nous vivons au sein de cet inventaire du faux.  Mais Gaddis ne s’arrête pas à cette surface.  Derrière le vernis de la satyre, il creuse le bois du réel.

Non, c’est…  les reconnaissances vont beaucoup plus en profondeur, beaucoup plus loin en arrière, et je…  ces tests au rayons X et ultraviolets et infrarouges, les experts avec leur photomicographie, croyez-vous qu’il n’y ait que ça?  Il y en a qui ne sont pas fous, ils ne cherchent pas un chapeau ou une barbe, ou un style qu’ils puissent reconnaître, ils regardent avec des mémoires qui…  vont plus loin qu’eux-mêmes

Suprême ironie, notre époque, qui pousse jusqu’à son paroxysme cette logique du faux, est elle-même l’héritage du semblant.  Ainsi, là où s’érigent aujourd’hui les églises d’un dieu peu à peu abandonné, célébrait-on autrefois le culte de Mithra, dans la pratique duquel était sacrifié un taureau, chaque 25 décembre.  Mais cela n’est pas le résultat d’un lent glissement naturel.  Rien de darwinien ici.  L’évolution est faite de ruptures, de choix conscients (politiques, pragmatiques) où l’on présente la copie pour le vrai.  Nous sommes englués dans le faux.  Il nous constitue même.

La création véritable n’est dès lors possible sans la saisie de ce constat.  Tout est fragmenté, le vrai et le faux s’entremêlant.  L’art authentique n’est accessible que s’il se reconnaît héritier des palimpsestes qui le précèdent, l’auteur s’effaçant dans son oeuvre.

Gaddis, en compositeur de génie, réalise ce programme avec une rigueur et une ampleur inégalée.  Et, pour notre plus grand bonheur, c’est le lecteur qui doit s’en faire l’interprète.

William Gaddis, Les reconnaissances, 1973, Gallimard.

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« La disparition de Majorana » de Léonardo Sciascia

En cette période de l’entre deux guerres, dans l’Italie de Mussolini, le professeur Ettore Majorana était un génie de la physique des particules.  Il disparaîtra mystérieusement en 1938, à l’âge de 32 ans, sans laisser de traces.  Suicide, retraite secrète dans un couvent, toutes les éventualités restent encore de nos jours envisagées.

Dans ce court texte de 1975, Leonardo Sciascia revient sur cette disparition.  Et l’hypothèse qu’il retient est la suivante : Majorana aurait perçu avant tous le potentiel guerrier et ravageur de la physique nucléaire.  Il aurait alors délibérément choisi de disparaître, emmenant avec lui son dangereux savoir.

A sa sortie, ce livre suscita de nombreux commentaires quant à la plausibilité de ce qu’il avançait.  L’auteur fut accusé de travestir la réalité, de trahir la mémoire du disparu.  Mais, par delà la stérilité de ces polémiques, c’est ce que construit Sciascia sur le possible de cette hypothèse qui interpelle ici.  Qu’est ce que le savoir?  Qu’est ce que la science?  Le savant est il responsable de ce qu’implique le savoir qu’il enrichit?

Le Ettore Majorana de Sciascia est le sien, entre choix documentaire et fiction.  Peu importe que l’hypothèse soit authentique ou même crédible.  Seul suffit qu’elle soit.  Ettore Majorana, sous la plume de Sciasia, devient un matériau , une figure de l’antithèse de la science désincarnée, décontextualisée, ne s’abreuvant qu’à elle-même et fonctionnant donc à vide.  Et si ce Ettore Majorana est une création, il démontre que la création est utile.

Léonardo Sciascia, La disparition de Majorana, 2012, Allia.

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« Isabelle, à m’en dis-lo-quer » de Christophe Esnault

Dès le début, cet aveu : Isabelle, à m’en dis-lo-quer est une performance poétique réalisée du 2 au 4 novembre 2008 (après deux jours et trois nuits passés dans les bras d’Isabelle).  Elle (la performance) s’inscrit dans un cadre référentiel structuré par 4.48 Psychose de Sarah Kane.

Coupez-moi la langue  arrachez-moi les cheveux  extirpez-moi les reins  mais laissez moi mon amour (4.48 Psychose de Sarah Kane)

L’aveu et cette phrase mise en exergue vous posent la chose.  Le texte sera référent.  Structuré.  Mais jamais révérent.  Ni patronné.  Le texte de Sarah Kane et celui de Christophe Esnault se répondent.  Mais nulle tutelle entre les deux.  Tout au plus une exégèse de l’un facilitée par la lecture de l’autre (l’un et l’autre indifférenciés d’ailleurs).

Ce dont Christophe Esnault (qui s’est également rendu coupable de ça) rend compte ici, c’est du corps à corps amoureux.  Et dans ce corps à corps, il y va d’un changement de lieu.  Un corps, épris de sa découverte sensuelle, se déplace en l’autre.  Il dis-loque et se dis-loque.  La poésie (comme la page qui, mieux que l’acceuillir, l’accompagne) doit alors se faire fragment pour dire « l’union » des corps et l’éclatement de la conscience qui s’y essaie.  Et c’est dans ces bris de langue que naissent la tendresse, la sensualité, l’humour, l’émotion.

contourner la norme la piétiner d’un éclat de rire ; seule volonté être unissoudésvissésrivés ; à l’Autre investi ; dans ses bras sortie du labyrinthe ; hydrométéores versicolores ; se dissoudre dans le roulis des caresses ; dès le premier baiser

je me pose sur ton épaule ; picore les baisers de tes lèvres affamées ; souffle renaissant sur peau attendrie ; tes doigts sur mon visage dans mes cheveux ; tracent sans relâche un rébus amoureux ; silence de l’instant où ; regards tendus vers le clocher ; nous devenons démiurges de l’éphémère

Je t’aime zizi tout dur

Une vraie leçon du comment dire quoi à notre époque du « être entendu mais de qui en balbutiant quoi »…  C’est tout simplement beau!

Christophe Esnault, Isabelle, à m’en dis-lo-quer, 2011, Les doigts dans la prose.

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« Danse avec Nathan Golshem » de Lutz Bassmann

Comme d’habitude chez Antoine Volodine (Lutz Bassmann est un de ses hétéronymes), on est dans un monde de l’après.  Après dont on ne sait rien de l’élément originel (y en a t’il un seulement?) mais qui est toujours fait de faim, de combats, de terreur, d’errance, d’opposition irréductible entre deux camps et d’une violence sans nom.

Nathan Golshem, qui survivait dans ce dédale d’horreurs en contant ses rêves, est mort.  Sa sépulture se situe sur un tas d’immondices.  Le corps introuvable a été remplacé par ce dont on diposait ; un crâne de chèvre, trois boîtes de conserves… Dans cet univers de mort, malgré un voyage lent et dangereux de plusieurs semaines, Djennifer Goranitzé se rend chaque année sur la tombe de son mari pour y danser.  Et sa danse le ramène à elle.

Dans l’étrange communication, faites de mots et de gestes, qui s’établit alors entre eux affleurent les souvenirs de l’horreur mais aussi des rites qui permettent d’y échapper : le respect de la dépouille et des corps, les mots, la danse et l’amour.  Mais aussi l’humour, la dérision, qui, comme le reste, prend l’allure de l’incantation.  En témoigne les deux longues listes du livre : celle des maladies à éviter (comme « la lanugalgie » ou « la coagulose des siphons ») ou celle des chefs d’inculpation possibles (comme « la tentative d’imitation de violonistes », « le vol plané en réunion » ou « la danse inopinée à quatre pattes devant militaires en activité »).

Dans ce monde post-exotique, du chaos, qui fait tellement écho avec le notre,

« Seule persiste la danse des corps, des paroles et des morts en face de la nuit.  Seule cette obstination de l’amour : la danse de l’éternel retour. »

Seul Volodine peut atteindre à cette dimension d’une poésie incantatoire.  Volodine est un barde, un chamane dont un des plus beaux chant est sans conteste ce sublime « Danse avec Nathan Golshem ». 

Lutz Bassmann, Danse avec Nathan Golshem, 2012, Verdier.

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« La traversée de la France à la nage » de Pierre Patrolin

La traversée de la France à la nage est un titre-programme.  Tout du roman est contenu dans son titre.  Il s’agit en effet d’une traversée de la France à la nage.  Par les fleuves et les rivières.  De l’Espagne à la Belgique.  Et il ne s’agit, dans le roman, que de conter cette expérience.  Par le menu.  Comme un compte-rendu, fidèle et que rien ne vient déborder.

Ainsi, nous ne saurons rien du narrateur hors de ce qu’il nous relate de son expérience.  Ce je n’a ni nom, ni âge.  Rien n’est dit de son passé, d’un entourage.  Pas plus, nous ne sommes conviés au chevet des raisons (mais y en a t’il seulement) du voyage.  Seul compte celui-ci et d’en rendre compte. 

La Loire (…) m’enferme avec elle dans un couloir large, continu, aux limites indécises à travers une plaine inaccessible.  Une plaine qu’elle ignore.

Comme l’eau du fleuve s’écoulant n’accède pas à la plaine, la parole du roman nous enferme dans son flot, que le titre avance sans embage.

La traversée de la France à la nage est un roman d’aventure.  Il y a les crues.  Les barrages, les centrales électriques, les centrales nucléaires.  Il y a les rapides, l’ennui des canaux ou l’éreintement des courants contraires.  Il faut trouver un gîte, et le couvert.  Il y a les rencontres, avec des êtres humains, avec des animaux, avec un bidon voguant au fil de l’eau.  Et comme dans toute aventure digne de ce nom, il y a le comparse, un baluchon, à la fois protégé et protecteur. 

Aussi, on découvre une France non pas autrement mais plus encore autre.  Au fil de l’eau, couché, le regard est borné.  Le paysage n’y est jamais point de vue.  L’horizon, c’est la rive.  Le regard s’empreint alors d’humilité, de discrétion.  Il n’embrasse plus.  Il détaille, sans hauteur, sans juger.  Et ce qui se révèle de cette France étrécie, du plus bas car au ras de l’eau, de ses paysages, de sa gastronomie, de sa faune, de sa flore, de ses habitants surtout, surprend, et charme infiniment. 

Mais traverser la France à la nage est impossible.  Et la magie du roman est précisément là.  Dans la construction d’une langue à même de dire cet impossible.  L’aventure inscrite dans le roman, son fil, sa trame fictionnelle se redouble de l’aventure d’en rendre compte.  Ainsi, on rentre dans le récit par les temps du futur avant de glisser vers le présent et de le clore sur une phrase au passé.  Comment mieux rendre compte de l’impossible que dans le mouvement propitiatoire du futur et celui fantasmé du présent. 

Aucun affluent, aucune dérivation ne s’offrent à moi.  Je dois seulement continuer.  Me contenter de nager sans rien décider, conformément à mon projet.  Nager vers le nord, obstinément.  Nager chaque jour, sous la pluie ou le soleil.  Pousser mon baluchon.  Et franchir des écluses silencieuses, faute de barrage ou de déversoir, en poussant sur les jambes pour me hisser sur le vantail de bois, les mains tendues au gond qui ferme le sas de l’écluse : mes pieds viennent toucher le sol au creux du canal.  Je touche le fond.  Je me laisse enfoncer.  J’ai pied, ou presque.  La tête sous l’eau épaisse qui mouille mes cheveux, je me tiens debout dans un liquide vert, et trouble.  En équilibre sous la surface de l’eau : je pourrais marcher, sans respirer, au fond du canal, marcher sous l’eau, le sac sur l’épaule.  En brassant l’eau autour de mes hanches pour pouvoir lancer les jambes devant moi.  Dans un mouvement lent, retenu, pénible.  Parmi les poissons étonnés.  Sans avancer dans une eau grise, opaque.  Les pieds dans la vase, les yeux ouverts dans une lueur glauque, jaune, sans expirer.  Je pourrais marcher dans l’eau, au creux d’un chemin rectiligne, en ignorant le paysage, sous les berges et les racines.  Sans voir, sans entendre, sans le besoin de respirer.

La littérature dit l’impossible.  Elle en rend compte.  Mieux même, il est de sa fonction de le faire advenir.  Comme Proust  (« J’ai « fabriqué » Albertine à partir d’un nom« ), mais par d’autre méandres, Pierre Patrolin se révêle génial fabricant d’un « réel » impossible.

Pierre Patrolin, La traversée de la France à la nage, 2012, P.O.L.

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« Ascension » de Ludwig Hohl

Deux hommes partent à l’assaut d’un glacier.  Johann est grand, badin, lent, novice en alpinisme.  Ull est montagnard chevronné, petit, opiniâtre, consciencieux.  A mi-chemin, devant les conditions climatiques difficiles, Johann abandonne, Ull décide de poursuivre.  On suit alors l’ascension de l’un puis la descente de l’autre.

Ludwig Hohl à réécrit six fois ce très court texte en 60 ans.  Et la langue à laquelle il parvient, concise, économe, semble tendre vers un point.  Le point d’équilibre.  Ce point que ne peut perdre le montagnard sous peine d’y perdre la vie.  Ce même point que chacun d’entre nous doit trouver sous peine de ne pas vivre.

Dans cette langue comme tendue entre deux vides, Ludwig Hohl à réussit un récit haletant et proprement vertigineux, une parabole doublée d’une leçon de littérature.

Ludwig Hohl, Ascension, 2007, Attila.

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« Mes philosophes » de Edgar Morin

Avec émotion, l’auteur de La méthode évoque les philosophes qui ont éclairé et nourrit sa vie et sa pensée : Héraclite, Montaigne, Pascal, Spinoza, Rousseau, Hegel, Marx, Heidegger…  Mais aussi Freud, Jésus, le Bouddha, Dostoïevski, Proust, Beethoven…

Bien loin du catalogue ennuyeux répertoriant les raisons historiquement établies pour lesquelles il « faut » lire tel ou tel, Edgar Morin revendique ici la subjectivité.  Il s’agit moins de Kant ou de Spinoza que du Kant ou du Spinoza de Edgar Morin.  Même si chaque séquence du livre peut être lue comme point d’entrée vers la pensée de chacun des « philosophes », le but est en effet bien autre.  C’est à une pensée en formation qu’on s’intéresse ici.  Une pensée curieuse, avide, mais active aussi, qui trie, soustrait, opère des choix, crée des liens.

Edgar Morin nous rappele, par son exemple, que la philosophie est forcément dynamique.  Loin du dogmatisme scolaire qui pose le philosophe sur son socle et l’affuble d’une exégèse synthétique et normée, il nous ramène aux textes, c’est à dire au rôle du lecteur qui est d’appropriation.

Et, en toute simplicité, il se montre encore un remarquable pédagogue de la complexité.

Edgar Morin, Mes philosophes, 2011, Germina.

 

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« L’inquiétude d’être au monde » de Camille de Toledo

Ce court texte fut d’abord dit publiquement à Lagrasse en 2011 (de là sans doute cette impression d’oralité latente, comme un chant suspendu).  Dès son entame, il prévient quant à son objectif, « son espoir de voir les mots agir sur et dévier l’esprit contemporain de l’Europe. »  C’est peu dire qu’il y parvient.

Le point de départ est bien cette inquiétude d’être au monde qui, qu’on la dissimule ou non, nous fonde tous, qui que nous soyons.  Inquiétude que rien, pour Camille de Toledo, ne peut mieux représenter que le visage d’Anna Magnani dans ce film de Pasolini (ici entre 8.33 et 9.25) :

La mère observe son garçon assis sur un manège.  Pendant les quelques secondes où elle ne le voit pas, Ettore se lève.  Il descend du manège en marche.  Puis…  le manège tourne encore.  Là où il était assis, il ne reste que l’effroyable vide de l’enfant disparu. 

Le manège tournait.  Mais l’enfant était assis, immobile, stable.  Puis il échappe au regard et c’est cette immobilité, cette permanence, qui sont attaquées dans leurs fondements mêmes.  L’inquiétude, et les peurs qu’elle lève, est là, dans cet interstice de l’impermanence, dans « le vacillement général des choses », dans lequel, « tremblants et tremblés », nous sommes tous enserrés.  La question essentielle devient alors : ces peurs, qu’en faire?

On peut s’en consoler dans l’entretien de l’espoir illusoire d’un retour au permanent, à l’origine.  La consolation, cette « grande tentation du siècle débutant », c’est la voie du pays, de la racine, de la clôture.  Sous ses gravats, on enterre ses peurs si bien qu’on en oublie l’inquiétude qui les sous-tend.  Et les peurs, débridées de leur cause, de s’alimenter d’elles-mêmes.  Ses mots mêmes sont des mots clôture : nations, identités, médicaments…  Jusqu’aux centaines de pages de Utoya, 2083, le long vomissement de Anders Behring Breivik, l’assassin norvégien.

A cette voie, cette impasse plutôt, Camille de Toledo oppose l’acceptation de cette inquiétude.  L’inquiétude d’être au monde est ce lieu où nous devons apprendre à vivre vraiment.  Les mots pour le dire ne sont plus digues, ni barricades.  Ils sont ici des mots liens, tels ceux de Césaire :

Homme-panthère, homme-hyène, Homme-hindou-de-Calcutta, homme-cafre, homme-terre, hombre, hambre, homme-faim.  Comme dans le « Cahier » de Césaire, par le trait d’union.  Dans l’antre des langues qui porte la mémoire de notre immersion.  Souvenir d’un en-deçà des mots, où nous sommes reliés.  Souvenir enfantin d’un âge d’avant la langue, dans l’entre, où nous sommes reliés.

C’est dans cet entre, dans le trait d’union, que l’artiste, le poète, doit puiser ses ressources dans son combat contre les promettants, figures tutélaires de la peur qu’ils ne servent jamais aussi bien qu’en n’ayant de cesse d’en attiser les braises.  Le corps est politique, écrivait Nietzsche.  Celui de la langue de Camille de Toledo l’est assurément.

Ce que dit superbement « L’inquiétude d’être au monde », entre prose et vers, c’est effectivement cette urgence d’agir sur l’esprit contemporain de l’Europe.  La nécessité d’en dévier, d’en saisir l’exact contrepoint.  Il n’y a pas de racine.  Il n’y pas d’origine.  Tout est bâtard.  Tout est rhizome.

Camille de Toledo, L’inquiétude d’être au monde, 2012, Verdier, 6,30 €.

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« Chalut » de Bryan Stanley Johnson

Chalut est le troisième roman de B.S. Johnson.  Publié en 1966, il réalise pour la première fois, et radicalement, l’un des grands projets de l’auteur : écrire un roman dont serait expurgé tout élément de fiction.

Un homme, le narrateur, dont on comprend immédiatement qu’il s’agit aussi de l’auteur, s’engage comme « plaisancier » à bord d’un chalutier pour trois semaines de pêche hautière.  Nous sont alors contés la vie à bord du bateau, des souvenirs d’enfance et d’amour de l’auteur, les souffrances liées à son mal de mer…

On est cependant loin de l’autobiographie.  A son opposé même.  Car le biographe est celui qui revient par son discours sur une expérience passée, sans que rien de nécessairement volontaire ne viennent lier l’expérience vécue à l’écriture de celle-ci.  La volonté d’écriture suit la vérité de la chose vécue.  Ici, B.S. Johnson renverse le paradigme.  C’est le projet d’écriture qui précède l’expérience.  L’auteur s’engage sur le chalutier dans le but avoué d’en conter l’expérience.  

Mais cette expérience n’est bien sûr pas choisie au hasard.  Si son objectif est d’être relatée, elle ne le mérite que par ce qu’elle révèle.

Je veux donner une forme substantielle bien que symbolique à un sentiment de solitude que j’ai ressenti toute ma vie en choisissant de m’isoler complètement, en pratiquant une solitude radicale, en me coupant le plus possible de tout ce que j’ai connu auparavant.

On pourrait traduire par : je veux écrire un roman du ressenti de ma solitude en expérimentant cette solitude jusqu’à son terme radical.  Et pour ce faire, sa prose se fait lyrique.  La forme se fait monolithes entrecoupés de brèves séquences saccadées, seule à même de rendre les rythmes qu’imposent à l’acte de se souvenir le mal de mer et la fatigue.  Mais surtout, comme toujours chez B.S. Johnson, l’artifice s’efface derrière la vérité qu’elle sert.  Et ici, cette vérité est celle de l’isolement essentiel de chacun, celle de « l’homme (…) monade sans fenêtre » (H.Leibniz).

B.S. Johnson, Chalut, 2007, Quidamn.

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« L’excursion » de Curzio Malaparte

Les éditions Nous* ont l’excellente idée de nous donner à lire un inédit de l’auteur de Kaputt et de La peau.   

Ce très court récit, retrace le voyage d’exil de l’auteur, décidé par Mussolini, de la prison de Rome vers l’île de Lipari.  Tout cela sous le tamis d’une fiction minimale.  Ainsi, Boz, détenu depuis deux mois dans des conditions qu’on devine vite peu envieuses, est transféré en train, puis en bateau, jusqu’au îles éoliennes.  Encore fièvreux, il est encadré par 3 gardes et un médecin.  Sa mère est autorisée à l’accompagner jusqu’aux rivages de Lipari.   

Ce qui captive ici, c’est la faculté qu’a la langue de Malaparte à dire les sensations d’un être plongé dans l’entre deux.  Entre la captivité et la captivité.  Le voyage est une trêve, une ironique excursion.  Et Boz, entre difficulté de goûter pleinement à une liberté après en avoir été privé, et désir de l’apprécier à plein corps car il la sait fugace, Boz donc, se fait réceptacle avide.  Tout l’imprègne, de la prévenance de ses gardes jusqu’aux infimes détails des paysages traversés.  Et quand le payage s’efface dans la tourmente ou la nuit, la fièvre et les souvenirs affleurant prennent le relais pour apaiser cette soif de percevoir.

On est très loin ici de l’inédit très souvent fond de tiroir, indigne erstatz de l’Oeuvre.  L’excursion est un récit qui vaut pour et par lui-même. 

Curzio Malaparte, L’excursion, 2012, Nous.

* Le matricule des anges, dans son numéro 130 de février 2012, donne la parole à cet éditeur aux choix et catalogue revigorants.

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