« Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer? » de Antonio Lobo Antunes.

quels sont ces chevauxEt si Antonio Lobo Antunes tapait ça à l’ordinateur il appuierait sur des touches au hasard, peu importe lesquelles, jusqu’en bas de la page, des lettres, des chiffres, des virgules, des traits, des croix, avec l’envie de blottir son visage contre moi à son tour, se boucher les oreilles, ne pas poursuivre le livre et rester les oreilles bouchées sans remarquer la pluie ni mon père s’en retournant au bourg et moi

et il n’y a rien en effet, juste un livre et moi une créature du livre

Un dimanche de Pâques. Il pleut sans discontinuer sur Lisbonne. Une femme se meurt, veillée par ses enfants qui s’entredéchirent. Tour à tour, ils se remémorent les heures fastes de leur histoire, lorsque l’élevage de taureaux de combat faisait la fierté et la prospérité de la famille des Marques. Mais ils sondent aussi les recoins les plus sombres de leurs existences. Francisco, João, Ana, Beatriz et Mercília, la vieille servante : tous font entendre leurs craintes, leurs regrets et leurs rancœurs au fil d’un récit bâti sur le rythme d’une corrida, dans l’attente de l’infaillible coup de grâce dont on sait déjà qu’il adviendra à six heures.

et nous qui sommes-nous sans bouche sans yeux ni substance de chair.

D’un flux de conscience à l’autre, le récit dévoile peu à peu les manques qui tissent leurs existences, jusqu’à la mettre elle-même en doute.  Si Francisco se sait manquer d’une âme, Béatriz d’un mari, ou Ana de drogue, ils se savent aussi écrits et dès lors, peut-être, manquer de plus essentiel encore.

suis-je une créature ou une invention de celui qui écrit

Mais on n’est pas ici dans une forme de réponse devenue classique à la question des rapports entre réalité et fiction.  Où le vertige de la question habilement mise en scène se suffit à lui-même et s’y arrête un peu paresseusement.  La mise en scène de ce rapport, comme celle de l’auteur ou du lecteur, opère ici comme les conventions d’un réalisme à construire.  La vie est possiblement un songe pour tout (c’est-à-dire tout le monde) qui s’en est posé la question.  Et décrire le réel échappe à qui ne tient pas compte du songe, du psychique, et des possibles qui y pèsent.

ça me plairait d’être une invention de celui qui écrit et pas une personne mon Dieu, ne faites pas de moi une personne, donnez moi des sensations de papier, des souffrances de papier, des remords de papier qu’on peut déchirer et mettre en pièces

L’aspiration est ici moins marquante que ne l’est de pouvoir choisir entre être écrit et être une invention.  Qu’il y ait choix suppose que cela diffère.  Et c’est cet interstice qu’investit ici l’écriture d’Antonio Lobo Antunes.  Cet espace où écrire n’est plus faire acte d’invention, de donner corps.  Mais de donner voix à ces corps (qui parle pour moi depuis que ma voix muette).  Et s’y devine aussi (comme dans le titre, qui est réellement une question adressé au lecteur) le rôle d’une littérature véhicule.  Qui transporte aussi inconsciemment les mythes dont elle provient.  D’une littérature psychopompe.  Qui, entre Pégase et Mythra, passe des âmes.

ce livre est ton testament Antonio Lobo Antunes, n’essaie pas d’enjoliver, d’inventer, ton dernier, ce qui restera là à jaunir quand tu n’existeras plus

Antonio Lobo Antunes, Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer?, 2014, Christian Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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