« Soir bordé d’or. Une farce-féerie. 55 Tableaux des Confins Rust(r)iques pour Amateurs de Crocs-en-langue » de Arno Schmidt.

 

Arno Schmidt

Nous en parlions il y a quelques temps déjà : ce chef d’oeuvre n’était plus disponible depuis plus de 20 ans. Chronique radio performative? Ondes positives? Puissance suggestive de notre colère? On ne sait. Mais il se fait que l’éditeur a enfin compris l’intérêt de réimprimer ce tapuscrit essentiel. Précipitez-vous donc chez votre libraire sans tarder. Au vu du tirage (300), du prix (oui, 200 €, ça parait cher, mais si vous connaissiez le prix de l’édition originale…) et du délai d’attente projeté pour la troisième fournée (au bas mot 60 ans, à notre humble avis), il n’y en aura pas pour tout le monde! Pour vous y inciter un peu plus, nous vous rappelons ici bas en mots écrits, et ici haut en mots parlés, ce que nous en disions il n’y a pas si longtemps :

 

j’ai vu qu’on a vite fait de franchir les frontières du Beau, et qu’on se précipite à tombeau ouvert dans le pays du saugrenu.

A la fin de sa « carrière », Arno Schmidt s’est presque exclusivement consacré à la composition de ses grands livres tapuscrits.  Tel Zettel’s Traum, monstre littéraire de 1300 et quelques pages, encore indisponible en français ou ce « Soir bordé d’or » que la folie conjointe d’un immense traducteur (Claude Riehl) et d’un génial éditeur (Maurice Nadeau) ont porté jusqu’au lecteur de langue française.

En format A3 de plus de 200 pages (allez lire ça dans le métro!), composé de 55 tableaux, « Soir bordé d’or » conte trois journée très chaudes d’octobre autour de trois soixantenaires (et plus) : Eugen, l’amputé des deux jambes, Olmers, le beau-frère, A&O, l’ami écrivain.  Mais aussi Grete, la femme d’Eugen, Asa, la servante, Martina (15 ans), la fille d’Eugen, Ann’Eve, la visiteuse de 21 ans, Bastard Marwenne, rustre au membre d’exeption, Egg, son acolyte, Babilonia, 11 ans et déjà veuve à plusieurs reprises.  Entre autres.  Et chez chacun, la chaleur torride réveille une concupiscence trop longtemps retenue.  Peu à peu, la campagne environnante se transforme en Mont Eryx.  Chaque parcelle de bosquet devient lieu d’émoi sexuel.

9 rousses, filles de leur père ; bourgeonnant avec une agilité simiesque ; et par vent sud, quand elles s’onanisent, tu en prends plein les narines.

Comparé à ça le Jugement Dernier c’est du boulevard.

Si tout vire au débordement sexuel, si tout en prend le chemin, dans les humeurs et les odeurs, on est bien loin cependant de l’expression simpliste de l’ordure des temps.  Le débordement, s’il est ordurier, est aussi spirituel.

C’est bien sûr effroyablement ordurier-spirituel.

Car c’est Arno Schmidt qui est à la barre (et sait la tenir).  Ses personnages, comme tous, quoi qu’on en dissimule, s’ils n’ont en tête que le stupre, l’ont raffiné.  Car, chez Arno Schmidt, l’ordure est ciselée.  Le retour au corps, dans ce qu’il a de plus graveleux, s’il est encore l’occasion de contrer la pudibonderie ambiante (et de la tourner en dérision), ce retour s’accompagne, plus inédit, d’un rappel de tout ce que l’inculture du temps a occulté.  De l’enfouissement de ses propres racines sous la crasse d’un temps voué à la bêtise.

Des médecins qui n’ouvrent jamais un livre ; des mam’selles vétérinaires qui prennent racine devant la télé ; un prolétariat de diplomés à qui on fait croire : que l’hominisation est le résultat de questions de salaire et ce au moins depuis le pré-cambrien.

A l’inculture sans fond du temps qui ne lésine pas à créer des subterfuges sans cesse plus spécieux pour enterrer son ignorance (Oh ; docta ignorentia), Arno Schmidt oppose avec une férocité sans fard sa gigantesque érudition.  Et pour qui sait le lire, ce sont des satyres, des cortèges dionysiaques, c’est Pan, Syrinx, Ondine ou Daphnis que l’on voit s’agiter dans une haine sans cesse renouvelée de la bêtise.  Où la figure de l’auteur, de l’artiste, accointe avec celle du prophète, forcément incompris, logiquement martyr.

Le non-succès de mes livres démontrera un jour à quel point la culture allemande était tombée bas et qu’elle n’a jamais compris ses meilleurs esprits ; (et pendant ce temps les éditeurs mangeaient leur bisque de homard dans les crânes des auteurs -mais cela soit dit en passant).

A la férocité acerbe démolissant tout ce qui porte le conformisme (et la politique n’y échappe jamais : Les gens de droite sont des petzouilles encore plus cons que ceux de gauche.) répond une inventivité formelle radicale.  L’auteur doit retranscrire sur la page la dispersion et la discontinuité qui sont la marque de son contemporain.  Et la page des tapuscrits de la fin le lui permet parfaitement.  Le sens s’y dissémine.  Entre les colonnes, les inserts, les images commentées, les graphiques, les plans, viennent se greffer les néologismes (tringlamorer, phalloir, somnolire) et les essais de ponctuation.  Sans que jamais la variété des niveaux de lecture, la langue toute en mouvement, ne viennent déforcer une poésie entre farce et féerie d’une cohérence rare.  Et qui démonte, pour mieux l’exalter, ce minimum qu’est la littérature.

Je crois tout au plus à la littérature.

Arno Schmidt, Soir bordé d’or. Une farce-féerie. 55 Tableaux des Confins Rust(r)iques pour Amateurs de Crocs-en-langues, 1991, Maurice Nadeau.  Ce monument est depuis longtemps indisponible (ben non, plus maintenant).  

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4 Commentaires

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  1. Thanks a lot for the interesting podcast. It’s great to see an Arno Schmidt novel re-issued, especially the one as complex and beautiful as « Abend mit Goldrand ». I wonder if there is a French translation of Zettel’s Traum is underway.

    1. Well, I would like… If you know a translator…

    • Hénaff sur 1 décembre 2013 à 0 h 27 min
    • Répondre

    Bonsoir,

    Soyez gentils de m’avertir, quelle que soit votre position, quelle que soit l’humeur de vos proches, ou ce que vous aurez fait pour vous en divertir ou vous en débarrasser ( ce qui a pu également constituer -malgré et grâce à une destruction- un profond divertissement), quels que soient vos projets pour ce fameux mardi soir dans lequel vous disparaissez habituellement pour mener deux ou trois affaires pendables et résumer d’un sourire, pendant que le ciel s’écrase comme une « emrde » (ce qui fait un noir miroir au pestilentiel) au pied de vos pas, un déhanché de passage, quelle que soit votre soudaine tristesse, soyez donc gentil de m’avertir, puisqu’il semble que vous avez vos entrées, de la parution de  » Soir bordé d’or ». Merci.

    Y. Hénaff

    1. eh bien voilà, c’est fait!

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