« Sous le coup de la grâce » de Laszlo Krasznahorkai.

Sous le coup de la grâce.

 

 

il comprit qu’il avait jusqu’ici vécu dans l’inconscience la plus profonde et s’était laissé mener par le bout du nez, servile tout le temps qu’il avait cru obéir à la volonté divine en séparant le monde entre êtres utiles et nuisibles, car en vérité ces deux catégories découlaient de la seule et même cruauté impardonnable que les feux de l’enfer, tout au fond, pavent si bien.

Un garde-chasse à qui l’on confie, peu avant sa mise à la retraite, de « gérer » une parcelle de forêt restée jusque là sauvage et inextricable, un assassin inexpérimenté qui se rend chez le barbier après son premier forfait, un haut fonctionnaire du fisc qui décide, « la fin de l’unité nationale étant annoncée », de « disparaître un certain temps du paysage » avec sa compagne jusqu’au « retour de jours meilleurs » : tous les personnages que met en scène Laszlo Krasznahorkai sont au bord d’un profond changement.  Et que celui-ci soit la conséquence d’évènements extérieurs ou plus intimement lié à leur existence propre, toujours elle paraît survenir d’un ailleurs diffus.  On sait que le changement est la conséquence de quelque chose, mais jamais il ne nous est dit de quoi.  La raison du meurtre, les causes du changement de régime, le pourquoi du caractère sauvage d’une partie de forêt comme la volonté subite d’y remédier : tout cela reste mystérieux, baigné dans l’ignorance des causes premières.

Ainsi en va-t-il dans bien d’autres domaines de la vie : on tient en main toute la pelote, mais impossible de rien démêler.

L’une des raisons profondes de l’originalité du génial hongrois tient là, dans cette conjonction qu’il installe entre le désarroi de ses personnages et celui du lecteur.  Comme le garde-chasse, l’assassin ou le fonctionnaire, celui-ci est au bord d’un changement dont il ne maîtrise ni ne comprend les causes.  Et dans cet espace incertain, il est tiraillé entre la liberté que lui octroie l’imagination de celles-ci et le désarroi d’avoir à les imaginer.  La liberté désempare!

Cet ordre qu’orchestre la puissance invincible de l’irrévocabilité consume sans merci quiconque en reste à l’amertume de ne pouvoir se dominer – se réinventer, mourir et renaître – soi-même.

S’il existe un espace libre, il ne va pas sans les contraintes inhérentes à la condition humaine.  Contraintes que ne font souvent que renforcer les hommes s’organisant entre eux.  Et ce que nous démontre Laszlo Krasznahorkai c’est que s’il est impossible d’échapper au déterminisme de nos existences, une vie humaine ne peut se dire libre si elle ne passe pas par la détection puis la mise à bas des pouvoirs que l’organisation des hommes présente souvent comme inéluctables.  Tâche qui, dans un monde déserté par la pensée, paraît bien souvent aussi insurmontable que se défaire de notre humaine condition.

L’univers de Laszlo Krasznahorkai n’est pas le nôtre.  Tout comme le désespoir qui s’y lit.  Mais il en est la représentation de son aboutissement.  A s’enferrer dans l’acceptation d’un ordre donné comme extérieur et inéluctable ne nous reste plus même de regard pour le défier.

plus on regarde le monde avec haine et répugnance, plus le monde devient haïssable et répugnant ; à cela près que même si l’on porte sur lui un regard bienveillant et serein, il reste toujours aussi hostile et imprévisible ; si bien que le mieux reste encore de n’avoir aucun regard d’aucune sorte.

Et à ce projet, Laszlo Krasznahorkai (et son traducteur!), donne une langue pour le dire.  Sublime, comme de volutes, d’une inégalable subtilité, elle paraît – comme les personnages à laquelle elle prête une vie si précaire – être sur un bord.  Et fait du lecteur – ô jouissance – un funambule…

on ne peut à soi seul tenir à bout de bras le monde sur le point de s’écrouler.

Laszlo Krasznahorkai, Sous le coup de la grâce, 2015, Vagabonde, trad. M. Martin.

Les voix enregistrées ci-dessus l’ont été lors de l’émission Temps de Pause sur Musique 3 aux commandes de laquelle vous retrouvez les inénarrables Fabrice Kada et Anne Mattheeuws.

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