« Suburbia » de Bruce Bégout.

SuburbiaEn ville, plus que partout ailleurs, ce sont les paysages, les machines et les objets qui parlent le mieux des gens, mieux que les gens eux-mêmes.  […]  C’est cette sincérité des appareils qu’il s’agit de recueillir.

L’analyse la plus percutante et relevante que l’on puisse porter sur une chose est bien souvent issue d’une attention portée aux frontières de cette chose, à ses limites.  Ainsi de la ville moderne, du phénomène urbain.  Alors qu’une étude d’un Paris intra-muros (de ses passages) pouvait constituer pour Walter Benjamin un archétype de la ville issue du capitalisme industriel, à partir de laquelle analyser le phénomène urbain de son époque et le type d’organisation socio-économique dont Paris était la trace architecturale (le capital [quelle que soit la forme qu’il emprunte] se spacialise), de nos jours l’attention doit se porter ailleurs.  C’est dans la suburbia que se détectent les signes du néocapitalisme.

Elle constitue le laboratoire vivant de la nouvelle ville, car elle est l’unique espace vivant où le conflit et la pluralité peuvent avoir encore cours.

La suburbia, c’est cette extension de la ville au-delà de ses limites, c’est l’espace constitué par sa dissolution où plus aucun centre ni périphérie ne se lisent.  C’est ce conglomérat (et non ensemble) de parkings, de centres commerciaux, de zones pavillonnaires que voient bourgeonner à leur « périphérie » nombre de « centres urbains » actuels.  Où la voiture est le mode de locomotion naturel, remplaçant la flânerie par l’errance, produisant un être nomade urbain, privé de repère, stupéfait, sans lieux car ne différenciant pas un lieu d’un autre.

l’âge de la flânerie a laissé définitivement place à l’ère de l’errance automobile, du cruising sans raison ni but, du nomadisme quotidien à 50 km/h.

Fondée sur l’esthétique du parc d’attraction, elle devient elle-même parc à thème.  Se consacrant toute entière au jeu (tout (dans une infantilisation sans fard) doit y être loisir), elle le dépouille, par excès, de sa raison d’être et de sa fonction émancipatrice.  Si le jeu, c’est la suspension du jugement, que reste-t’il du jeu si on demande de suspendre éternellement le jugement.

La volonté de s’amuser n’est-elle pas déjà l’indice d’une non-joie?

Sa « pureté » des lignes (sa rationalité froide) trahit son « puritanisme moral », dont l’obsession pour la droite recoupe celle de l’époque pour la surveillance et pour la circulation sans obstacle de la marchandise.  Alors que le Paris de Benjamin, celui du capitalisme industriel, est encore solide, fier de durer, la suburbia assume « sa misère esthétique et son esprit étriqué avec un aplomb décomplexé » et, dans son unique objectif (qui est aussi celui du néocapitalisme) qui est d’atteindre à la rentabilité maximale au moindre terme, elle n’a pas même honte d’opposer au paradigme de la durée celui du « moindre coût ».

L’architecture de la suburbia, qu’elle soit résidentielle ou commerciale, relève de ce que nous pourrions appeler la ruine instantanée.

La suburbia est asociale.  La suburbia hait l’autre en tant qu’autre.  Elle crée un vide affectif et social que le commerce ou la télévision, qui y règnent en maîtres absolus, ne peuvent compenser.

Y mijote un sain désespoir, quelque chose qui relève de l’attente inconsciente de ce qui n’adviendra pas de toute façon quoi que l’on fasse ou défasse, un immense renoncement en acte, l’intuition mélancolique du cycle infernal : mariage, naissance, enfants, barbecue, factures, éducation privée, narcoleptiques, vieillesse, AVC, vente chez l’huissier.

De cette suburbia, Bruce Bégout dresse un portrait édifiant qui est essentiellement le nôtre en devenir.  En puisant dans la dérive situationniste, dans la fiction, dans le récit, en déambulant dans un Los Angeles qui en est le parangon, en parcourant un faux Paris qui n’a jamais existé, il pose une question qui sous-tend, certes l’architecture, mais aussi tout agir.

Comment « concrètement », dans les pratiques urbaines, raccorder l’émotion et l’action, la passion et la construction?

Bruce Bégout, Suburbia, 2013, Inculte.

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