« Théorie de l’inconceptualité » de Hans Blumenberg.

 

Le concept nous permet […] d’introduire sur le mode représentatif ce qui n’est pas là, ce qui n’est pas présent pour l’appareil perceptif. Le concept permet donc de constater des lacunes dans le contexte de l’expérience parce qu’il se réfère à ce qui est absent – mais pas simplement pour le rendre présent, mais aussi pour le laisser absent. Il faut toujours redire que parler de quelque chose qui n’est pas là, ni perçu, constitue la véritable performance de l’esprit.

Le concept est donc cette géniale construction qui permet à l’être humain de concevoir ce qui n’est pas là. Revenant d’abord sur la définition de ce fait mental, et l’enrichissant, Hans Bumenberg s’attelle à en déterminer l’anthropologie. Tel le piège de chasse fomenté par l’homme pariétal (soit une construction tout entière dédiée à capturer – au sens propre – ce qui n’est pas là et dont l’effectuation ne prend sens que dans un temps autre à celui de sa construction), ou les images qu’il projette sur des murs (qui documentent ce qui a été ou rêvent ce qui ne sera jamais), le concept a permis – et permet toujours – d’ouvrir à l’homme un gigantesque champ des possibles. A la fois produit d’une épargne (il est l’épargne de ce qui est présent comme la vue est l’épargne du toucher) et prodigieux accélérateur des savoirs, le concept ne peut cependant être ni l’objectif ni l’acmé de la raison.

Il n’y a aucune identité entre raison et concept.

En se référant à Kant, à Nietzsche, aux gnostiques, et à tant d’autres (rarement érudition fut plus transversale), Hans Blumenberg démontre l’absurdité et l’innocuité d’une philosophie qui ne se constituerait que sur des concepts. Si ce fait mental est bien ce qui active la philosophie (et l’opposition des platoniciens aux sophistes l’illustre) et structure ce qu’elle se propose d’éclairer, pour ce faire (et sans rentrer ici dans les détails de sa brillante démonstration) il est indispensable qu’existe préalablement au concept un champ où philosopher rigoureusement se peut indépendamment du concept.

Il faut qu’il y ait au profit du concept un champ préalable d’inconceptualité.

Comme un fondement, mais composé après coup, à son colossal projet de Métaphorologie, Théorie de l’inconceptualité est une excellente entrée en matière dans l’oeuvre de ce monstre allemand de la pensée du vingtième siècle. A la fois rigoureux mais assumant ses repentirs, exigeant mais généreux pédagogue, posé mais parfois goguenard, en rupture mais sans sacrifier à la facilité de l’opposition systématique, Hans Blumenberg s’y affirme d’une extraordinaire vitalité.

Le concept n’est donc pas un succédané de l’objet; mais il n’est pas, au grand dam des espoirs que la philosophie met en lui, le remplissement de toutes les intentions de la raison ; il n’est au contraire qu’un des moyens dont elle dispose pour s’orienter et pour établir un cap vers ce qui lui importe.

Hans Blumenberg, Théorie de l’inconceptualité, 2017, L’Eclat, trad. Marc de Launay.

Le billet sonore ci-dessus fut enregistré puis diffusé sur les ondes de Radio Campus lors de l’émission le (hum hum) matin du mardi, grâce aux bons soins d’Alain Cabaux.

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1 Commentaire

  1. Merci pour cette remarquable lecture. Me vient à l’esprit une anecdote tirée de la « vie parallèle » (ou vie imaginaire) de Hans Blumenberg qui remonte à la prime jeunesse de l’auteur.
    A l’occasion de ses 15 ans, la mère de Blumenberg lui offrit deux magnifiques cravates: une bleue et une verte. Au petit matin, le jeune Blumenberg descend le petit escalier qui menait à la salle à manger, arborant la belle cravate bleue. Le voyant arriver, la mère éclate en sanglots. « Pourquoi pleures-tu comme ça? », lui dit le jeune Hans. « Mais Hans, dit la mère, la cravate verte ne te plaît donc pas?! »

    Ceci pour dire qu’en même temps que la Théorie de l’inconceptualité, paraît l’extraordinaire « cravate verte » intitulée « Concepts en histoires » (http://www.lyber-eclat.net/livres/concepts-en-histoires/) du même Blumenberg, traduit par le même Marc de Launay…

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