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Vrac 4.

A la lecture de nos chroniques, comme à celle des bons mots affichés sur les livres que nous défendons en librairie, beaucoup s’étonnent que nous lisions autant.  Ce qui, à notre tour, nous étonne.  Car s’il est bien une activité centrale dans notre métier (à ce point centrale qu’elle le constitue, à notre humble avis, presque à elle seule), c’est bien lire.  On n’établira pas ici un relevé exhaustif des attitudes que suscitent ce constat.  De la moue dubitative presque éberluée au « Enfin un libraire qui lit! », l’éventail est large et varié.  On préfère appuyer encore un peu sur le clou.  Car si, effectivement, nous lisons beaucoup, il ne nous est matériellement pas possible de développer pour chaque livre lu et apprécié à sa juste valeur une chronique qui soit relevante.  Si tant est, du moins, que celles qui sont écrites le soient.  Car, oui, on lit plus qu’on en dit ou écrit.  D’où l’idée d’un rattrapage.  Sous forme courte.

Selon VincentChristian Garcin, Selon Vincent, 2014, Stock.

Le moi se dilue dans quelque chose de plus vaste que lui.

Christian Garcin nous convie à suivre (mais suivre, chez lui, se fait par d’incessants détours) Vincent, disparu volontaire.  Le lecteur est invité à découvrir, avec qui cherche dans l’espace du roman la trace de Vincent comme celle des causes de sa disparition, qu’il y a peut-être plus de « raisons » de disparaître que de rester « en pleine lumière ».  A la logique du statut quo, de l’immobilité, du même, répond en écho celle de la disparition. Dans ce récit vif et palpitant, jouissif, sophistiqué sans arrière-goût d’artifice, fait d’enchâssements, de mises en abymes, migrant dans le temps et l’espace avec un égal bonheur, puisant subtilement à nombre de sources narratives, se dévoilent encore une fois les thèmes chers à l’auteur qui, tous, renvoient à l’irréductible importance de l’Autre.

Reductio ad HitlerumFrançois De Smet, Reductio ad Hitlerum, 2014, PUF.

Le postulat sous-jacent à la « loi » de Godwin lorsqu’elle se transforme en « point » est que toute invocation d’Hitler et des nazis dans une discussion est nécessairement inappropriée, car rien ne peut valablement se comparer au Troisième Reich et au poids maléfique que celui-ci fait durablement peser sur la conscience collective.

La « loi » de Godwin (qui dit qu’au plus une discussion se prolonge, au plus la probabilité que le nom d’Hitler y surgisse se rapproche de 1), loi de constat s’il en est, comme les lois, instituées celles-là et dites mémorielles, démontre la prise en compte, par la collectivité elle-même, de sa propre faiblesse, ou de ce qu’elle s’imagine comme telle.  Rassemblés en une communauté édictant des lois, les hommes en élaborent donc une qui se fonde sur le constat de l’inféodation de l’individu au groupe.  En clair, la communauté des hommes redoute qu’une idée dite, proclamée, partagée, puisse, par effet de meute, aboutir au passage à l’acte.  Cette communauté, aveuglée par l’originalité abominable de la Shoah, interdit à chacun en son sein de manifester une intention dont elle craint qu’elle ne la fasse redevenir meute.  Mais, se faisant, en créant de l’indicible, en confondant intention et acte, elle fait du nazisme « un cache-sexe commode et unique du mal […] qui peut conduire, par obnubilation, à négliger ce même mal lorsqu’il prend d’autres formes ».  François De Smet, parfois brouillon mais toujours intelligent et (malgré le sujet, disons, sensible) sans excès de prudence, livre ici un plaidoyer intelligent pour, si pas les embrasser, du moins accepter la contingence et le chaos, en lieu et place d’une cohérence érigée en dogme.

JBarrages de sableean-Yves Jouannais, Les Barrages de sable, Traité de castellologie littorale, 2014, Grasset.

Rien n’est à créer.  On n’invente rien.

Que font les enfants sur la plage équipés de leurs pelles et seaux?  Que sont leurs châteaux?  Qu’est ce qu’un barrage de sable si ce n’est un monument dressé à son échec?  Construisez-le loin du bord de mer, à l’abri des flots, il décevra, paraîtra inutile.  C’est sur le chemin de la marée qu’il a vocation à être.  Car il n’est, depuis l’élaboration de son projet, que le désir d’être détruit, de n’être rien.  Comme il l’a toujours été et le sera toujours.  Construit autour de son érudition guerrière (Jean-Yves Jouannais poursuit depuis 2008 un cycle de conférences-performances, l’Encyclopédie des guerres), elle même fruit de son obsession, Les Barrages de sable recèle en son creux la question de son propre projet.  Pourquoi construire quelque chose dont le sens même est d’être détruit?  Mais aussi pourquoi l’auteur du livre est-il à ce point questionné par les barrages?  Ce qui revient à poser la question : pourquoi faire œuvre?  Donc comment?  A l’opposé d’une quête effrénée et souvent bêtifiante de la nouveauté, s’en dégage une très belle évocation du seul échec qui vaille : l’épuisement.  Car en désirant épuiser un sujet, sans espoir d’y arriver jamais, on ne cherche qu’à embrasser à bras le corps, sans espérer y trouver de réponses, les questions que posent notre propre attrait pour ce sujet.  Un magnifique minimum.

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