Vrac 5.

A la lecture de nos chroniques, comme à celle des bons mots affichés sur les livres que nous défendons en librairie, beaucoup s’étonnent que nous lisions autant.  Ce qui, à notre tour, nous étonne.  Car s’il est bien une activité centrale dans notre métier (à ce point centrale qu’elle le constitue, à notre humble avis, presque à elle seule), c’est bien lire.  On n’établira pas ici un relevé exhaustif des attitudes que suscitent ce constat.  De la moue dubitative presque éberluée au « Enfin un libraire qui lit! », l’éventail est large et varié.  On préfère appuyer encore un peu sur le clou.  Car si, effectivement, nous lisons beaucoup, il ne nous est matériellement pas possible de développer pour chaque livre lu et apprécié à sa juste valeur une chronique qui soit relevante.  Si tant est, du moins, que celles qui sont écrites le soient.  Car, oui, on lit plus qu’on en dit ou écrit.  D’où l’idée d’un rattrapage.  Sous forme courte.

avant demainCatherine Malabou, Avant demain, Epigénèse et rationalité, 2014, PUF.

Alors que les dernières trouvailles de la biologie, qui annonce un cerveau tout entier machine, simple produit de l’évolution, sapent l’a priori kantien par son pan matérialiste, les tentatives du réalisme spéculatif, quant à elles, en attaquent la face corrélative.  D’un côté le transcendantal se mue en une matière qui évolue, de l’autre on affirme la possibilité d’atteindre le vrai par le seul pouvoir de la raison.   Las de se complaire depuis Kant dans l’idée d’une impossibilité à connaitre autre chose que notre relation à la chose, jamais la chose elle-même, scientifiques et philosophes n’ont eu de cesse de chercher à dépasser ce qu’ils prenaient pour une contrainte.  Et, le plus souvent, en désirant quitter Kant.  Catherine Malabou montre que les racines de ce qui prépare la défaite du transcendantal se trouvent déjà chez Kant.  Ainsi s’appuie-t-elle sur le paragraphe 27 de la Critique de la Raison Pure, mentionnant l’épigénèse, pour démontrer que Kant demeure essentiel à toute tentative de dépasser les failles devant lesquelles le kantisme lui-même et tous ceux cherchant à en sortir s’arrêtent, indécis et interloqués.  Brillamment construit en forme d’épigénèse, Avant Demain est l’occasion de jeter un regard actuel sur 250 ans d’histoire du transcendantal.  Et de revenir sur cette question essentielle qu’est notre accès au réel.

Le transcendantal.  Le sauver ou le déconstruire, le transformer ou le dériver, le temporaliser ou le rompre? […] le plus souvent, conservation et abandon coïncident.

Par ailleursLinda Lê, par ailleurs (exils), 2014, Christian Bourgois.

Istrati, Tsvetaeva, Akhmatova, Saint-John Perse, Pizarnik, Avide, Said, Blanchot, Levinas, Hesse, Gide, Perec, Brecht, Mann, Segalen, Gauguin, Gaspar, Gombrowicz, Adorno, Nabokov, Cioran, Fondane, et combien n’oublie-t-on pas de citer.  Linda Lê explore l’ailleurs qui gît dans l’œuvre d’écrivains.  Sans jamais prendre les atours d’une démonstration savante, s’apparentant plus à la promenade, elle fait surgir la part d’exil qui constitue toute littérature qui vaille.  Car si l’exil, lorsqu’il est érigé en fétiche, recèle en son sein les racines de l’exclusion, il se révèle irrémédiablement créateur dans l’obligation du rapport à l’autre qu’il institue.  Véritable barrage d’intelligence dressé à l’encontre de l’homogénéisation, le nationalisme et le protectionnisme, par ailleurs sublime une littérature qui, lorsqu’elle se saisit des possibles que lui offre l’exil contraint ou choisi, permet de donner de « l’empan à ce qu’il y a d’étriqué en nous ».

L’absolument étranger seul peut nous instruire.

Rouge ou mortDavid Peace, Rouge ou mort, 2014, Rivages, trad. J-P. Gratias.

Tout système a ses limites.  Tout projet, même abouti, peut générer l’ennui.  En bref, un chef-d’œuvre peut être limite chiant.  Et en rester un.  Dans Rouge ou mort, David Peace retrace l’existence de Bill Shankly, mythique entraîneur de Liverpool, depuis ses débuts pour le club anglais.  Ecrit à la manière d’une geste, Rouge ou mort en reprend certains des éléments la structurant.  La désignation d’un personnage par des traits récurrents (Athéna « aux yeux pers » devient Bill Shankly « aux pas vifs, aux pas pesants »), la construction par répétition (sémantique et syntaxique), l’obsession pour certains détails (le nombre des combattants d’une bataille/le nombre de spectateurs de chaque matche)…  Sensé épouser par sa forme la lignée épique dans laquelle il s’inscrit, Rouge ou mort, s’il réalise parfaitement son projet, paraît expurgé de tous les autres possibles que recelait cette inscription dans une tradition.  Au-delà de l’intérêt que soulèvent la découverte et le décodage de sa forme, fondée sur la répétition, il s’empêtre dans son propre procédé.  Car, si, en effet, l’itération maniaque permet de bien traduire cette aventure ad minima que permettent les temps actuels et dont le football offre un subtil succédané, il n’en demeure pas moins que le procédé lassera d’autant mieux qu’il sera mené plus avant.  Au lieu de profiter de la construction par la répétition pour mettre en exergue ce qui y échappe, David Peace semble parfois se prendre les pieds dans le tapis d’une idée et d’une seule.  Et lui sacrifier, en en exploitant à l’extrême son potentiel le plus évident, la richesse qui lui est inhérente.  Et pourtant…  Et pourtant cet engoncement radical dans une forme fonctionne autant qu’il laisse de côté.  Rouge ou mort lasse et séduit pour les mêmes raisons.  Ennuyeux et sublime, construit sur l’autel du plaisir, il démontre peut-être que l’artifice est une des manières les plus justes d’atteindre le vrai de nos temps.

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