Depuis de nombreuses années maintenant Erik Lindner compose une poésie hantée par l’image. Ou plutôt par le rapport qui existe entre celle-ci et les mots qui en rendent comptent. Rapport dont il constate, en voyageur promoteur de la poésie hollandaise à travers le monde, combien il peut être sujet à d’infinies variations selon l’endroit du monde où l’on se trouve et la langue qui se charge de l’exprimer. Chez Erik Lindner, poète majeur de l’espace néerlandophone contemporain, si c’est bien l’œil qui perçoit, c’est le mot qui crée la cohérence.
Ne doute pas que la raison,
la raison, la raison, la raison.
Une mouche passe du bord
au milieu de la table
et retour, suit la tranche
sur quelques centimètres,
pénètre à nouveau dans le vide
du blanc-cassé, essaie à nouveau
ce que je ne sais pas et s’envole.
Dans Acedia, chaque poème est né d’une image. Tout y est clair, précis, limpide. Le poème, en mots toujours simples, décrit bien ce sur quoi un regard s’est posé. Lecture après lecture cependant quelque chose en émerge qui diffère de la seule image décrite. Comme si, à la circonscrire toujours mieux et plus profondément, les mots étaient parvenus à extirper de l’image originelle quelque chose qui en débordait. Comme s’il s’agissait toujours, en disant plus précisément, de dire autre chose. À laquelle l’idée de bonheur n’est sans doute pas étrangère.
nous sommes témoins sur le seuil
personne n’entre
et quand même toujours quelque chose est compris.
Comme l’explique Erik Lindner lui-même : « Dans l’un de ses tout derniers écrits, Sur le concept d’histoire, Benjamin emploie le terme acedia. Il l’emploie pour indiquer la paresse du cœur quand l’historiographe, désespérant de saisir une période antérieure, cherche à oublier tout ce qu’il « sait du cours ultérieur de l’histoire ». Il compare l’acédie au vacillement de la flamme d’une chandelle qui empêche qu’on ait devant les yeux l’image réelle. Naturellement le philosophe oppose à cela d’autres méthodes pour écrire l’histoire – les artefacts, la tradition. Mais le vacillement de cette flamme, je le reconnais dans la quête d’une image qui persiste en poésie, d’une observation fidèle, ou d’une image qui jouerait le rôle d’un déclencheur. »
Erik Lindner, Acedia, 2019, Vies Parallèles, trad. Emmanuel Requette.