« Au bout du monde (759). Œuvre poétique III » de Du Fu.

Le peu d’intérêt avec lequel l’Occident a longtemps considéré la poésie chinoise n’a d’égal que l’importance que celle-ci revêt pour la civilisation chinoise elle-même. Rarement en effet la pratique poétique aura été autant consubstantielle à ce qui forme l’architecture profonde d’une culture. Dès le Shi Jing, le livre classique des poèmes, censément établi par Confucius au cinquième siècle avant notre ère, la poésie est la pierre d’angle de l’édifice cultuel, rituel, intellectuel et politique chinois. Non pas qu’elle en soit « seulement » le mode d’expression privilégié, mais bien plus elle est, et au plein sens du terme, inhérente à ce qui s’énonce et se codifie par elle. La parution du troisième tome de la traduction française de l’Œuvre poétique du plus important poète chinois, Du Fu, le « Saint de la poésie », est donc un véritable évènement.

En regardant la montagne sacrée

Que pourrais-je dire pour ma part du Taishan?

Qi et Lu verdoyant à l’infini!

La Création y a fondu l’âme et la beauté :

quand le crépuscule s’abat sur l’ubac, c’est l’aube qui perce sur l’adret.

Les nuages emplissent mon cœur oppressé,

mes yeux écarquillés suivent l’oiseau qui revient au nid.

Ne pourrais-je pas à mon tour franchir l’ultime sommet,

et embrasser d’un seul regard la petitesse du monde?

Né en 712 à Chang’an, la capitale de la dynastie Tang – au cœur de la Chine actuelle – d’une mère qu’il ne connut qu’à peine et d’un père modeste fonctionnaire de l’empire, Du Fu connut les affres de la fin de l’âge d’or des Tang. Naviguant d’un poste précaire à un autre, peu après la révolte de An Lushan, il sera définitivement écarté de tout accès à une carrière officielle importante. Il connut l’insécurité, l’exil, la famine, la peur filiale, la pauvreté propres à toute époque de troubles. Il s’éteint dans la misère en 770.

La poésie de Du Fu porte indéniablement, redoublées des siennes propres, les traces des misères de son temps. À l’image – occidentale – de celles d’un Saint-Augustin ou d’un Boccace, l’origine de son œuvre, comme sa tonalité propre, ne peut être expliquée indépendamment des cataclysmes sociaux/politiques/culturels qui la virent naître. Mais si la poésie chinoise et la culture et l’histoire chinoises en général, et celles de Du Fu en particulier, sont bien insécablement liées, cela ne veut nullement dire que sa poésie serait impénétrable à qui ne maitriserait pas parfaitement la langue ou les références culturelles qui ont présidé à sa production. Il n’est nullement besoin de « l’expliquer » pour la « saisir ». Sans verser non plus dans la niaiserie de « l’universalité du ressenti », le génie poétique de Du Fu est pleinement intelligible indépendamment du contexte de son éclosion.

Nouvelle dédicace pour le pavillon oriental de M. Zheng

Un ravissant pavillon épouse une pente verdâtre,

le soleil d’automne a parfois des reflets éblouissants.

Des éboulements entravent les arbres de la montagne,

le lace ondoie légèrement en tirant les roseaux.

Des poissons pourpres bondissent contre la rive,

des faucons argentés rentrent couvrir leur nid.

Le soir tombant, je reprends mon chemin,

des nuages épars survolant mon cheval à bride abattue.

D’un poème l’autre, par-delà les références, on perçoit la prodigieuse inventivité du poète, la subtilité d’un glissement de registre, l’abouchement inattendu de l’universel et de l’intime, du quotidien et de l’historique, la délicate allusion au politique, l’adroite célébration d’un simple objet, la discrétion d’une métaphore. Et à chaque fois, on est conquis par l’extraordinaire tour de force formel sur lequel repose l’effet et dont la logique, interne au poème, permet d’en gouter la saveur indépendamment de ses atours culturels propres. Ainsi est-il possible de percevoir comme originale dans toute langue l’une des œuvres majeures de l’humanité…

Du Fu, Au bout du monde (759), Œuvre poétique III, Les Belles Lettres, trad. Nicolas Chapuis.

Les deux poèmes cités se trouvent dans le premier volume des Œuvres poétiques (Poèmes de jeunesse), paru chez le même éditeur. Le premier est l’un des plus célèbres de l’auteur et fut appris par des générations entières de jeunes chinois au cours des siècles.

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