Nous fabriquions du réel
plutôt que d’y répondre mais où
se cachait-il nous ne le savions plus maintenant où
sont-elles les paroles enfouies sous les décombres celles
qui gisent au plus profond
des temps et les larmes recueillies sur des joues
innocentes qui nous les pardonnera qui
saura les effacer et ont-ils de nos nouvelles les morts en leur séjour pourquoi
se rassemblent-ils en nous comme
emplissant l’espace de baisers et de cris tandis
qu’au dehors le monde s’effiloche et déploie sa fureur et qu’est-il
le chant sinon cette parole hésitante et boiteuse d’un
qui s’adresse et s’incarne et porteur
d’une pensée qui s’invente mais
s’ignore ainsi les mots
agencés dans leur chute.
Au nord du futur reprend trois textes de Christophe Manon, assez disparates dans la forme et dans le ton. Dans le premier, chaque page reçoit son bloc de texte, débutant souvent par un Nous, non ponctué hormis un point final. Dans la deuxième partie (au milieu de la nuit, le jour), des phrases comme semblant parfois déposées au hasard se suivent et s’enchevêtrent malgré les césures. Dans la dernière, la plus « spectaculaire », chaque mot de la phrase est environné d’un halo le reprenant dans des teintes d’un gris évanescent.
nous tenions la réalité à distance et cette distance était la réalité.
Christophe Manon échoue. Comme tant d’autres certes. Mais lui le sait. Et c’est de cet échec, le sien comme de celui de tout geste humain, dont il rend compte. Ainsi avec le « Nous » de la première partie – qui peut désigner le « nous » des bâtisseurs du communisme, comme celui qui vient nommer, génériquement, toute tentative communautaire – fait-il le constat, in fine, de l’échec de son advenue. Ou encore,dans la dernière partie, nous rappelle-t-il l’impossibilité de rendre compte de l’éclat d’une parole, celle-ci s’étant déjà comme muée en cendres.
comme ils faisait sombre et comme cependant nous vivions.
Mais l’échec ne signifie pas la fin de tout. Échouer marque des limites plus que des impossibilités. Ainsi, l’échec retentissant qui se dresse face au « nous » n’empêche-t’il pas de continuer à ériger de la joie. De même que les scintillations ou ombres des mots, qui, derrière le sens qu’ils forment, nous rappellent d’où le sens procède. En nous rappelant l’échec et le fragile de notre condition, Christophe Manon insiste sur « ce jour qui toujours brille au milieu de la nuit ». S’il ne nous est pas donné d’approcher au plus près d’un sens, d’un corps, d’un langage, du moins nous reste-t-il, mais ensemble, la grâce de l’effleurer.
Les mots, en quelque sorte, ne peuvent qu’effleurer ce qui se trouve ainsi hors de notre portée. Mais peut-être permettent-ils au moins d’un peu le partager.
Christophe Manon, Au nord du futur, 2016, Nous.