Bardaf et patatra

À la suite d’une précédente chronique vantant les mérites de la philosophie des formes symboliques de Ernst Cassirer, chronique au cours de laquelle nous faisions allusion au peu d’intérêt que revêtaient, relativement à l’œuvre du philosophe allemand, des « pensées » actuelles, certains d’entre vous ont désiré revenir plus précisément sur ce que nous reprochions à ces « pensées ». Au vu du nombre de nos échanges, de leur qualité, de l’intérêt considérable que soulèvent manifestement les questions abordées par ces auteurs dont certains des livres sont maintenant devenus des best-sellers (pour rappel on parlait entre autres de Haraway, Latour, Stengers, Coccia, Macé, Despret, Kohn), de la tribune considérable qui leur est proposée et de la quasi-absence d’un réel travail critique sur leurs travaux pourtant hautement problématiques, nous nous sommes demandés si nous ne devrions pas nous y coller. Mais on a eu la flemme. Si on doit se coltiner un décodage de tous les Deepak Chopra qui se prennent pour Descola, on n’est pas rendu. Et puis, tout dernièrement, nous sommes tombés sur un extrait d’une conférence donnée par Vinciane Despret lors d’un cycle de rencontre dénommé « Imaginaires des futurs possibles » à l’université de Lausanne en octobre 2020. Extrait qui nous semble particulièrement révélateur de certaines des impasses(1) dans lesquelles s’engouffrent non seulement la philosophe liégeoise, mais également pas mal de ses compères nommés plus haut.

Dans cette conférence Vinciane Despret revient sur la nécessité, selon elle, de « désassigner l’enquête ». Autrement dit – et en résumé – de faire droit, dans la mécanique de l’enquête en sciences humaines, dans la construction de son modus operandi comme dans le récit de ses conclusions, à la subjectivité de l’enquêteur comme à celle de l’enquêté (l’animal, humain ou non) et aux interactions conscientes et inconscientes qu’ils produisent l’un sur l’autre. On pourrait revenir en long et en large sur ces propositions. On pourrait lui rétorquer que le sens de son propos, s’il n’est pas inutile, ne paraît révolutionnaire que parce qu’il est mis en balance, par la chercheuse elle-même, avec un paysage et une histoire des sciences humaines et « dures » qui sont plus le produit de ses fantasmes que du réel(2). On pourrait y faire le compte des erreurs factuelles ou des imprécisions qui, si elles ne sapent pas nécessairement les fondements de la réflexion générale, disent déjà quelque chose quant à la rigueur avec laquelle elle est bâtie(3). Mais bref, revenons-en à cet exemple dont nous parlions. Alors qu’elle brosse à gros traits un historique de ce qu’est l’enquête et de la nécessité d’en modifier les paradigmes, Vinciane Despret en vient à parler de « collectifs d’inquiétude » et à 29 minutes et 50 secondes, patatra:

L’inquiétude n’était pas pour moi un mot négatif. Parce que « enquête » et « inquiétude » sont des mots qui sont finalement très très proches. Et donc… Et qui ont d’ailleurs très certainement des origines étymologiques communes, hein. Puisque « se mettre en quête de » et « la quiété »… Vous perdez la « quiété » une fois que vous êtes en enquête et vous essayez de la retrouver, la quiétude. On est en recherche de quiétude.

Oufti! Il ne nous a pas fallu chercher fort loin dans notre passé de philologue pour découvrir que cela n’est bien entendu aucunement le cas(4). Alors, certes, dans cette démarche qui n’en manque pas, on pourrait laisser passer cela comme une approximation parmi tant d’autres. Ce recours foireux à l’étymologie foireuse nous semble pourtant être remarquablement représentatif de la « pensée » qui la produit et s’y appuie.

Là où, dans une enquête valide, l’intuition du chercheur va devoir être infirmée ou confirmée par des faits, la recherche despretienne confirme des intuitions médiées par le langage en forçant celui-ci, soit en confondant habilement des registres sémantiques différents(5), soit – comme ici – en leur construisant de toutes pièces – mais bien moins habilement – des fondements scientifiques. Dans l’enquête despretienne c’est le fait qui comparait devant l’intuition. À l’image exacte du moraliste ou du théologien du 18ème qui corsetait le mot dans l’étymologie qui agréait son a priori éthique ou sa profession de foi, c’est bien le fait qui doit maintenant rendre des comptes au génie prospectif du penseur d’avant-garde. Comme la proximité sonore inquiétude-enquête valide l’édifice conceptuel, la science du langage doit, si possible, à son tour, lui conférer la légitimité de l’historicité. Et sinon, bardaf, on arrange la science(6) à son profit.

Cet exemple est révélateur du rôle général et programmatique qu’endossent le langage et sa falsification dans la construction de la « pensée » chamanique 2.0. Ainsi nos intellectuels d’avant-garde enrôlent-ils impunément et à très bon compte des vocables d’usage courant mais très chargés historiquement (« penser », « vie », « être », « agir », etc.) au service entier de leur mystification. La forêt se révèle être un lieu d’intenses interactions inter espèces – rien de neuf – et, bardaf patatra, d’un coup de baguette sémantique, « la forêt pense »(7). Entendons-nous bien, la prestidigitation n’est ici en aucun cas métaphorique. En jouant sur une intuition générale – toutes ces interactions, ça fait un peu penser à un système neuronal – , sur de très approximatives références à un système sémiotique extrêmement complexe – Peirce – et enfin et surtout sur les ambiguïtés et ambivalences inhérentes à l’existence d’un mot qui fait l’objet d’un usage vulgaire tout en étant riche d’une extraordinaire histoire, on « construit » un « édifice intellectuel » autour d’un piètre effet de langage. On « bâtit » une « pensée » en aboutant un état de fait à un bon mot qui lui préexiste. Le bon mot n’a donc ici pas valeur d’exemple, il n’illustre pas, il n’est pas la métaphore d’autre chose. Notre penseur d’avant-garde n’extirpe pas du réel un fait jusqu’alors demeuré caché et que le mot nouveau ou dévié de son usage premier aurait pour vocation d’exprimer et de circonscrire. Confondant avec superbe le langage comme catégorie descriptive et le langage comme catégorie épistémologique, le penseur 2.0 s’échine à construire, à grands coups de « précisions sémantiques » qu’il prétend déterminantes, des oppositions qui ne trouvent de validité que dans l’ego qu’il cherche à satisfaire. Remplacer « anthropocène » par « capitalocène », « chtulhucène » ou phonocène », utiliser la terminologie « conjonction de puissances d’agir » ou « Terre nous agit » en lieu et place du bon vieux « écosystème », n’a d’intérêt que si le nouveau vocable est investi d’une charge signifiante qui déborde le cadre référentiel ou inférentiel ordinaire. Soit on se réfère à quelque chose de neuf et on a alors éventuellement besoin d’un mot neuf – ou de l’extension du cadre définitoire d’un mot existant – pour le décrire. Soit on infère originalement à partir de matériaux existants et un nouveau mot peut être alors chargé de la nouveauté du processus. Rien de cela chez les néo chamanes(8). Chez eux, le bon mot est le concept. Le programme conceptuel de « la forêt qui pense » repose entièrement sur le fait de dire que « la forêt pense ». Un peu court. Chez un enfant, on appelle cela de la naïveté. Chez quelqu’un qui se prétend philosophe, on nomme cela de l’imposture…

Vinciane Despret, comme d’autres de ses coreligionnaires, vante le bricolage et les histoires. « Le temps des systèmes à vécu ». « Il faut maintenant dire des histoires ». En illusionnistes de la sémantique il n’est pas étonnant que, pris à leur propre jeu, ils aient oubliés que le mot « histoire » – comme quand on dit à un enfant « arrête de me raconter des histoires » – peut aussi dire « carabistouille ».

(1) ce qui ne veut pas dire que nous ne reconnaissons pas une valeur à certaines de leur intuitions

(2) Ainsi est-il totalement faux de prétendre que ce qu’elle appelle les sciences dures campent encore sur une dissociation radicale entre l’objet et le sujet. Le démontrent à l’envi, par exemple, toutes les évolutions de la physique au cours du vingtième siècle, évolutions qui découlent précisément de la prise de conscience par « l’enquêteur » des modifications que peuvent induire sur son objet des modalités d’enquête différentes. D’aucuns aussi, parmi nos intellectuels d’ambiance, font un peu vite mine de croire que les catégories pratiques, méthodologiques ou épistémologiques des scientifiques actuels se confondent, pour ces derniers, avec une partition du réel. À les entendre, le chirurgien artériel est de facto incapable d’envisager le somatique, comme il serait impossible, pour le macroéconomiste, de considérer ses modèles autrement que comme… des modèles. Il est très commode de fabriquer soi-même ce à quoi l’on prétend s’opposer.

(3) L’inquisition ne débute pas au 14ème mais au 13ème siècle. Ce n’est pas l’évêque lui-même qui préside le tribunal inquisitorial mais l’un de ses administrés, nommé par lui, et dont l’autorité ne se limite pas forcément à des frontières dicoésaines.

(4) Inquiétude : Provenç. inquietut ; espagn. inquietud ; ital. inquietudine ; du lat. inquietudinem, de inquietus, inquiet. Enquête : Provenç. enquesta ; ital. inchiesta ; du part. passé latin inquisita, pris substantivement, d’inquirere. Quête : Provenç. questa, quista ; espagn. questa ; ital. chiesta ; du lat. quæsitus, cherché.

(5) Dans l’un de ses livres récents, « Habiter en oiseau », la philosophe construit une bonne partie de son discours en entretenant (volontairement ou pas, là n’est pas la question) une confusion quant au registre sémantique du mot « chant ». Il y a le chant de l’oiseau, éthologique. Il y a celui de la psychoacoustique, décomposable en sons, en spectres, etc. Il y a le chant lyrique, lui même résultat d’un agrégat de l’histoire de la musique, de la sociologie, de l’anthropologie, etc. (que les musical studies détricotent par ailleurs avec beaucoup d’à propos). Ce n’est qu’en s’emberlificotant joyeusement les pinceaux entre tous ces registres que l’auteure est amenée à écrire que « le merle se chante ». C’est peut-être très joli – on a nos doutes – mais, si on ne précise pas rigoureusement ce qu’on entend par « chant », ça ne veut strictement rien dire. Sans parler qu’a contrario sans doute de l’idéal poursuivi, plutôt que doter le merle d’une individualité de merle, d’une dignité de merle, au travers d’une particularité de son chant, on le ramène, par ce glissement terriblement anthropomorphe, à une autre copie de nous-mêmes.

(6) Science que l’on moque – ou plutôt se moque-t-on de ce que l’on fantasme sur elle – et dont on dit chercher à s’émanciper, mais aux procédés de laquelle on se raccroche – bien maladroitement, ce qui est d’autant plus savoureux – quand il s’agit de chercher des homologations.

(7) « Comment pensent les forêts » d’Eduardo Kohn

(8) Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point leur obsession pour le langage va de pair avec une totale ignorance des développements majeurs de la philosophie du vingtième, qui s’enracinent souvent, précisément, dans le langage. Frege, Kripke, Davidson, connaît pas! Quand on a soi-même connaissance de quelques rudiments – des rudiments, pas plus – de ces importantes évolutions de la philosophie, on a un peu l’impression, à la lecture des œuvres toute de verroterie de nos prophètes d’eux-mêmes, d’assister, alors que certains de ses collègues pratiquent dans la salle juste à côté avec un scalpel, à la démonstration d’un médecin se proposant de révolutionner sa discipline à l’aide d’une scie et d’une barre de fer chauffée à blanc…

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6 Commentaires

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    • Théophile Gürtin sur 3 février 2021 à 11 h 51 min
    • Répondre

    C’est tellement plein de bon sens qu’on croirait entendre une critique du PR de Whitehead sous prétexte qu’il ne respecterait pas les cadres de la logique classique. Quant à l’article partagé, s’il est fort bien référencé et construit, il me semble être malgré tout de l’ordre de cette volonté de connaissance bien faite qui au final nous laisse aussi nu qu’un concept sans milieu.

    J’ai pu lire récemment je ne sais plus sur quel réseau social (je ne lis plus de livres pensez-vous, avec toutes les bêtises qu’on y dit) ce petit passage de Barthes sur le bon sens. J’essaierai de vous le retrouver grâce à google.

    1. Merci pour votre commentaire. Vous trouverez – il semble me souvenir – le petit passage relatif au bon sens dans les mythologies au chapitre que Barthes consacre à Poujade. Vous remarquerez alors que cela ne recoupe en rien ce que je déblatère ci-dessus. Quant à PR et la logique « classique », j’ai aussi du mal à voir en quoi vous désirez joindre les deux. À moins que vous ne fassiez référence à la conception vulgaire du terme « logique » – et encore -, je ne vois pas en quoi on pourrait dire – ou ne pas dire – que PR « respecte ou non les cadres de la logique classique ». Pourquoi ne pas alors juger l’œuvre de Cristiano Ronaldo à l’aune de la grammaire générative? Quant à un « concept-sans-milieu-qui-laisse-tout-nu », diantre, ça laisse rêveur…

        • Théophile Gürtin sur 3 février 2021 à 21 h 52 min
        • Répondre

        Il y a quelque chose de génératif dans le style de Ronaldo, mais j’imagine que ce n’est pas ce que vous tentiez de dire. Disons que pour me rendre plus compréhensible, on est ici dans une querelle de plans, là où vous tentez de réduire le tout à une bonne communication critique.
        En quoi est-ce pertinent de faire une « critique analytique » de ces pensées quant elles mêmes ne se posent pas (et même s’en revendiquent) sur ce plan là.
        J’ai l’impression d’avoir mon prof de maths devant moi qui me dit quelque chose comme « selon les règles de mon cours tu n’es pas bon en dissertation française ». Et comme je passe le bac à la fin de l’année je suis un peu gêné que ça n’arrive.

        1. Que vous considériez que la critique d’une pensée n’est pas pertinente à partir du moment où cette pensée aurait pour propos d’échapper à la critique fait précisément partie du problème. L’un des propres des chamanes 2.0 est de se situer au-delà de la raison (parce que le positivisme c’est tout caca, parce que c’est le dualisme, parce que les peuples qui vivent sans la domination de la raison vivent mieux, etc. – et ajoutez des guillemets partout). Ce qui a pour gros avantage non seulement de pouvoir dire absolument n’importe quoi, mais aussi de pouvoir le dire en toute impunité. Le propre – et son caractère indépassable – de la critique est précisément d’offrir à tous une base commune de discussion, de débats sur les façons d’envisager le monde. En en désamorçant la légitimité, on verse dans le registre de la croyance…

    • Théophile Gürtin sur 2 février 2021 à 12 h 18 min
    • Répondre

    C’est incroyable cette critique pleine de bon sens.

    1. pour aller plus loin : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2015-1-page-135.htm

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