« Brenner » de Hermann Burger.

je me demande pourquoi de tels souvenirs d’enfance nous paraissent si importants, pourquoi en larges cercles et en hyperboles infiniment ramifiées nous nous mettons à la recherche du temps perdu, disposés même à renoncer ad interim à la totalité du spectre du présent au profit d’une seule couleur du passé, mais brûlante, digne d’un vitrail de cathédrale rubis ou miel.

Hermann Arbogast Brenner est le descendant d’une célèbre famille cigarière du canton d’Argovie, en Suisse alémanique. S’il n’a plus de responsabilités dans l’entreprise familiale désormais dirigée par son cousin, il en est bien toujours une émanation exemplaire. Élevé dans le cigare – c’est tout jeune enfant que son père lui fit découvrir les charmes du stumpen – il a conservé de ses origines – en sus de moyens financiers confortables, sa Ferrari en témoigne – un goût aussi prononcé qu’avisé pour l’herbe à Nicot. Dans Brenner, Hermann Arbogast part à la recherche de ses souvenirs d’enfance, chacun des vingt-cinq chapitres étant l’occasion de goûter un cigare différent, de l’Elegantes Maduro au Punch.

Il existe des phénomènes originels relevant du domaine des sons, des couleurs et des odeurs qui sont souvent, indépendamment de leur caractère aléatoire, prédestinés à « accorder » une existence comme on accorderait un instrument de musique, et l’adulte qui se rend au concert, à une exposition, au théâtre, est à la recherche de ces premiers émois magiques comme s’il s’agissait du livre d’images de sa petite enfance

Le cigare est bien, mais dupliqué, la madeleine de Herman Arbogast Brenner. Chaque subtilité, chaque parcelle d’effluve, la moindre couche de feuille de tabac est l’occasion de faire affleurer un autre souvenir d’enfance, ou plus précisément encore d’en saisir une autre variation, chacune servant à affiner celle qui la précède. Ainsi y avance-t-on moins de souvenir en souvenir que de nuance en nuance. Le souvenir lui-même, ou plus exactement sa recherche, son affinage, étant redoublé du récit de la fabrication et de la dégustation de chaque cigare, la nuance d’enfance mise à jour grâce au cigare se complète du récit de son exhumation.

le royaume des cigares est de ce monde, le fluide du tabac porte.

Si Brenner est donc bien un projet proustien, il n’en est pas non plus simplement un ersatz. Le projet n’est aucunement de copier-coller la forme de Marcel Proust sur le substrat mémoriel de Hermann Burger. La mécanique mise en œuvre n’est pas d’essence psychologique, mais esthétique. Autrement dit, dans Brenner, ce qui rend le souvenir mémorable et racontable fait un. Ce n’est pas seulement le goût du cigare qui permet d’évoquer à nouveau l’enfance, mais c’est l’évocation de son goût et de ce qui l’a rendu possible, à savoir sa fabrication, qui donne corps au récit. Brenner c’est un peu La Recherche, mais une Recherche où c’est moins la madeleine qui draine le souvenir que le récit, toujours plus précis, plus subtil, de ses ingrédients et de leur mélange. Et c’est ce qui en fait un livre aussi étrange qu’émouvant…

Hermann Burger, Brenner, trad. Gilbert Musy, Fayard.

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