Noir sur Blanc – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Drach » de Szczepan Twardoch https://www.librairie-ptyx.be/drach-de-szczepan-twardoch/ https://www.librairie-ptyx.be/drach-de-szczepan-twardoch/#respond Tue, 24 Apr 2018 07:35:51 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7577

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Dans le même temps, mais bien plus tard

Au début du vingtième siècle, Josef Magnor, mineur de Silésie, vit une passion impossible avec Caroline Ebersbach, jeune fille « de la haute ». Au début du vingt-et-unième, son descendant, Nikodem Gemander, architecte à succès, quitte femme et enfant pour s’installer avec sa maîtresse. Entre ces deux temps, et avant comme après eux, d’autres membres de la famille Magnor ou Gemander, des amis, des connaissances, des gens de passage, des chevreuils aussi, traversent la Silésie et le roman de Szczepan Twardoch.

Des chevreuils peuplent le bois de Jakobswalde. Les chevreuils n’ont pas de nom, mais nous désignerons deux femelles pour les distinguer des autres. C’est une petite duperie, la même que vous employez pour vous convaincre que vous vous distinguez de vos semblables. Que vous êtes uniques.

La Silésie est l’une de ces régions qui fit le plus profondément l’expérience de l’absurde et de la folie du vingtième siècle. Déchirée entre Prusse et Autriche, puis entre Allemagne et Pologne, cette vaste région aux riches réserves de charbon fut ballottée au gré des convoitises et des combats idéologiques du siècle passé. Trop allemands pour d’aucuns, pas assez polonais pour d’autres, ou l’inverse, ses habitants ont porté les stigmates des combats qui les dépassaient, et dont les effets se font sentir jusque dans les langues qui innervent chacun d’entre eux. A l’histoire récente de cette région, en sus de ses personnages romanesques, il fallait une forme qui puisse en rendre compte.

Tout ce qui est de ce monde s’exprime par soi-même et, plus encore, s’exprime à travers les oiseaux, les arbres, les chars calcinés, les gens et les pierres. Or, moi, ces paroles, je les entends. Ce sont mes paroles.

Szczepan Twardoch crée une étrange narratrice omnisciente, dont la découverte par le lecteur participe des enjeux narratifs. Il entremêle les temps – chaque titre de chapitre est un compendium de dates – de la narration. Il reporte à la fin du roman la traduction de dialogues entiers en dialecte silésien, en ancien polonais, en gothique, en allemand ou en russe. En rompant radicalement avec la linéarité traditionnelle et tranquille du récit, il parvient à coller son lecteur à la réalité pour le moins intranquille du monde dans lequel il fait évoluer ses personnages. Mais, et c’est là sans doute que le tour de force est le plus palpable,  plutôt que d’y perdre le lecteur, son procédé formel crée les conditions d’un suspense auquel il ne peut échapper. Aux antipodes d’une théorie formaliste dont l’auteur plaquerait les paradigmes sur le récit, l’innovation formelle  est ici profondément enracinée dans ce qu’elle soutient. Comme si elle semblait générée, non pas donc par un auteur décidé une fois pour toutes à exprimer un quelconque idéal esthétique, mais par les faits et personnages mêmes dont il a conscience de n’être qu’un relais.

Rarement le tragique se sera révélé aussi utilement virtuose.

L’homme, l’arbre, la pierre, le chevreuil, la pierre, moi. Il n’y a pas de différence.

Szczepan Twardoch, Drach, 2018, Editions Noir sur Blanc, trad. Lydia Waleryszak.

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« Défense de Prosper Brouillon » de Eric Chevillard. https://www.librairie-ptyx.be/defense-de-prosper-brouillon-de-eric-chevillard/ https://www.librairie-ptyx.be/defense-de-prosper-brouillon-de-eric-chevillard/#comments Wed, 13 Sep 2017 07:33:14 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6989

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Il y a quelques années, nous décidâmes de décorer les murs de nos lieux d’aisance des phrases les plus représentatives d’une certaine littérature (comment la nommer d’ailleurs : « littérature a succès », « best-sellers », « textes à concours »?) glanées au cours de nos consciencieuses lectures. Notre objectif, modeste, n’étant autre que dans le même temps soulager vessie et intellect, nous n’avions jamais osé penser retrouver l’une de ces phrases dans un roman du célèbre Prosper Brouillon! Quelle ne fut pas notre surprise donc lorsque nous lûmes cette phrase, tirée de l’essai commis par monsieur Chevillard sur la dernière Oeuvre de l’illustre Brouillon, Les Gondoliers :

Le tam-tam sourd de l’absolu l’appelait vers une rencontre non capitonnée, un amour tissé de vérités dangereuses pour soi et pour l’autre.

Immédiatement, nous nous précipitâmes vers nos toilettes et comparâmes la page chevillardienne, elle-même stricte recension de la page brouillonienne, avec nos murs, elle-même stricte recension – croyions-nous! – d’une page jardinière : les mêmes mots dans le même ordre, kif-kif, idem, itou!

Fierté! Joie! Quels autres mots – diantre, nous ne sommes pas auteurs, nous! – utiliser pour nommer le sentiment qui nous gonfla, comme la voile de l’amour se gonfle du vent des yeux de l’aimée – parfois, cependant, on s’y essaie. Fiers, joyeux, comment ne pas l’être alors que quatre ans avant sa subtile analyse par monsieur Chevillard, nous avions nous mêmes extirpé ce joyau de son écrin jardinier, dans un geste qu’il convient donc bien d’appeler propitiatoire? Quelle belle communauté d’esprit que l’avant-garde littéraire! Hein? Non mais?

Mais, fi de cette note personnelle, revenons-en au propos de cet essai qui fera date.

Prosper Brouillon vend. Il vend beaucoup. Ses livres partent si bien, si vite, qu’on pourrait croire qu’il les donne. Le premier tirage s’écoule aussi vivement que la semence de l’adolescent qui entrevoit un sein par une échancrure.

Rendre justice. Et faire rendre gorge aux grincheux, aux frustes, aux jaloux, qui, sous prétexte qu’il vend par tombereaux, considèrent Prosper Brouillon pour qualité négligeable. Tel est donc l’objectif de monsieur Chevillard. Objectif oh combien risqué. Car, d’une part, à se heurter frontalement aux nombreux contempteurs de l’oeuvre de l’immense Brouillon, le défendeur s’expose à leur ire vengeresse, et, connaissant leur assiduité à haïr qui s’élève plus haut qu’eux, s’y condamne même ; d’autre part, car à approcher d’aussi près les arabesques, les métaphores, les métonymies, les oxymores, les audaces encore sans nom, de la forme brouillonienne, l’essayiste engage dans son juste combat sa santé même, telle la mouche s’engluant dans le ruban tentateur. Comment sortir indemne en effet de l’analyse scrupuleuse des exemples qui suivent – alors même que leur lecture seule nous saisit déjà de vertige :

Je suis ton Hitler et tu es ma France. Ne t’inquiète pas, je ne te demande rien en échange de mon occupation de ton territoire spirituel.

Les vestiges de sa queue s’agitaient en tous sens.

Nul n’échappe à la pois de cette prose…

Alors, certes, l’objectif n’est que partiellement réussi. Car l’échec est inhérent à la tentative. L’oeuvre de Prosper Brouillon est si vaste. Sa prose est si prodigue. Son talent, si profus. Comment reprocher à son plus ardent défendeur quelques approximations, quelques oublis :

La France est une façon de mourir un dimanche.

La, la, reli… drela

Le soir, très absente dans ses bras, elle lui faisait encore l’aumône de son corps mais sans rien livrer d’elle-même.

Et puis, comment embrasser complètement une Oeuvre qui s’écrit encore et encore, à flots continus et intarissables. Ainsi ne peut-on reprocher à monsieur Chevillard de n’avoir pas encore pu découvrir des pans entiers de l’art brouillonnien qui paraîtront prochainement – à l’heure d’écrire ces quelques lignes, nous dépeçons à peine le cadavre de la rentrée littéraire. Qui plus est sous d’autres noms. Car le style brouillonien, modeste mais profus, prospère dans l’hétéronymie.

J’ai encore sur mes lèvres carbonisées le goût des siennes – c’étaient des lèvres douces et tendres comme la chair des papayes, elles avaient la couleur rose du jus de grenade et le goût de noisette des graines de sésame qui parsèment les petits pains du matin et qu’elle aimait lécher le soir sur les doigts de ma main

la mer était très salée, mais déjà douce et tiède, sirupeuse : on aurait dit un mélange de miel et de lait dans lequel une salière géante se serait déversée

A vingt et un ans, à peine dépucelés de l’entrejambe, on était encore puceau de l’horreur.

Au vrai génie, il faut sa sentinelle. Comme la carangue royale (ou la crevette rayée, cette oubliée) l’est au squale, monsieur Chevillard, en patient et courageux éclaireur de l’avant-garde, s’affirme comme l’un des plus grands serviteurs d’une des œuvres les plus remarquables de ces quatre derniers millénaires.

Eric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon, 2017, Noir sur Blanc, illustrations de Jean-François Martin.

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