« Cette putain si distinguée » de Juan Marsé

Sicart, ne cultivez pas votre mémoire, cette fleur vénéneuse, il nous est arrivé à tous des choses qu’il vaut mieux oublier.

Quelle place peut bien occuper la fiction dans la problématique mémorielle? Quelles possibilités particulières offrirait-t-elle, et à quelles conditions, de pallier à la défaillance du souvenir? Qu’apporterait-elle à qui veut se souvenir que la recherche par des voies strictement documentaires de la vérité passée ne permettrait pas?

je gardais très présent à l’esprit que se rappeler, c’est interpréter, voir et assumer les faits du passé d’une façon déterminée.

En 1949, une prostituée est assassinée à Barcelone par un opérateur dans la salle de projection d’un cinéma. Tout de suite, l’opérateur admet le meurtre, mais déclare ne pas avoir gardé souvenir des raisons qui l’ont poussé à commettre son acte. Condamné à trente années de réclusion, il est libéré après avoir purgé  le tiers de sa peine. En 1982, un écrivain reconnu se voit confié la mission d’élaborer le pré-scénario d’un film qui s’inspirera librement de ce fait divers. Alors que sa femme et ses enfants sont en vacances, il reçoit chez lui, en compagnie de sa femme de ménage cinéphile, l’assassin à la mémoire défaillante.

Les motifs de l’assassinat étaient-ils politiques, ou ne sont-ce pas plutôt les obsessions du réalisateur qui, se greffant sur ceux-ci, le forcent dans ce champ-là? Quelle est la responsabilité morale de celui qui invente sur ce qui a été oublié quand sa matière est de traiter l’oubli même? La fiction peut-elle révéler? Faut-il un mobile à chacun de nos actes, et s’il manque, la fiction peut-elle lui en créer un? Et à quel prix, et à l’aune de quoi peut-elle en être jugée digne?

Avec les lambeaux d’une mémoire, Juan Marsé interroge subtilement les rapports qu’entretiennent vérité et fiction. Et, en filigranes, construit avec lucidité et humour un brillant roman sur le roman…

Je ne saurais dire quelles sont les limites de la fiction lorsqu’on recrée une vérité historique ; ce n’est probablement pas appliquer une plus grande lumière sur le fait réel, mais rehausser les clairs-obscurs, les ambiguïtés et les doutes, tout ce qui constitue l’expression la plus vive de la vérité.

Juan Marsé, Cette putain si distinguée, 2018, Bourgois, trad. Jean-Marie Saint-Lu.

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