dans la main
retournée à ses outils écrire
est au fond du seau gelé
dans la galette de glace
qui tombe
aux pieds
Le journal, a fortiori s’il est dit « poétique », échappe rarement à certains poncifs. Censément composé au jour le jour par le poète, il sera donc gouverné par cet ordre des jours. Dans son journal, traditionnellement, le poète consigne le quotidien. Date après date, il en organise l’écoulement. Et ainsi le journal fait-il de la temporalité et du rendez-vous journalier entre le papier et qui y écrit, ses axes formels et principiels. L’originalité éventuelle de la lecture du temps qui s’y opère, sa saisie à vif, ne dépendra plus alors que de l’acuité du sujet qui s’y livre, de sa réceptivité à ce qui lui arrive et de sa capacité à la mettre en mots. En cela, la forme « journal », si elle peut effectivement donner « forme au banal », à un « sentiment d’existence », peut aussi se révéler un carcan bien castrateur.
l’endroit où l’on ne mord pas le fruit
du pourri au bord
derrière la main
de la bouche comment
le séparer
le pourrait-on même
vouloir si près des lèvres
que tu ouvres
au moment
de le dire
Dans Chant tacite, jour après jour, avec une grande vigilance et en variant ses approches, le poète semble se livrer à une minutieuse consignation de son quotidien. Peu à peu le lecteur y voit apparaître puis réapparaître des héritiers : Walser, Mandelstam, Pasolini, Niedecker, Lorenzetti, Benjamin, Beckett, etc. Mais aussi des « motifs » : un carnet, un crayon, un cheval, de la cendre, le gris, le brun, la pourriture. Et, au fur et à mesure que l’on chemine dans la lecture et que l’on s’y approprie ces résurgences, l’ordre des jours paraît s’estomper pour laisser place à autre chose. Aux antipodes du baguenaudage poétique quotidien, Chant tacite fait se concaténer et s’appuyer l’un sur l’autre le « jour après jour », l’héritage culturel et le projet littéraire.
La mise en forme « journal » est donc bien ici une mise en forme. Le journal est bien un choix formel, non la reprise, consciente ou non, d’un bon vieux gimmick littéraire usé jusqu’à l’os dont l’auteur aurait choisi d’épouser les linéaments pour des raisons de facilité ou pour y dissimuler la banalité d’un propos. Tout comme le fruit pourrissant ou la cendre (dont on retrouve les teintes jusque sur la couverture du livre) amendent les sols, le journal (ainsi que le temps qui passe dont le journal est la chambre d’écho) est ici le mécanisme formel par lequel une écriture cherche à advenir. Si journal il y a ici, c’est celui, ô combien réussi, de la recherche du poème qui ne s’institue que par lui et en lui…
tout ce qui s’écrit à mesure
de moi au lecteur
de la table de travail à l’angle cassé du mot
cherche dans l’ordinaire
la singularité notée de cela
hier
le mouvement de buissons noirs
salivés presque
fit possibilité d’un mot : grappe luminescente
jusqu’à l’odeur de blondeur
envahir la phrase de moelle si cela fut
semblablement écrit
, alors,
Emmanuel Laugier, Chant tacite, 2020, Nous.