« Chant tacite » de Emmanuel Laugier

dans la main

retournée à ses outils écrire

est au fond du seau gelé

dans la galette de glace

qui tombe

aux pieds

Le journal, a fortiori s’il est dit « poétique », échappe rarement à certains poncifs. Censément composé au jour le jour par le poète, il sera donc gouverné par cet ordre des jours. Dans son journal, traditionnellement, le poète consigne le quotidien. Date après date, il en organise l’écoulement. Et ainsi le journal fait-il de la temporalité et du rendez-vous journalier entre le papier et qui y écrit, ses axes formels et principiels. L’originalité éventuelle de la lecture du temps qui s’y opère, sa saisie à vif, ne dépendra plus alors que de l’acuité du sujet qui s’y livre, de sa réceptivité à ce qui lui arrive et de sa capacité à la mettre en mots. En cela, la forme « journal », si elle peut effectivement donner « forme au banal », à un « sentiment d’existence », peut aussi se révéler un carcan bien castrateur.

l’endroit où l’on ne mord pas le fruit

du pourri au bord

derrière la main

de la bouche comment

le séparer

le pourrait-on même

vouloir si près des lèvres

que tu ouvres

au moment

de le dire

Dans Chant tacite, jour après jour, avec une grande vigilance et en variant ses approches, le poète semble se livrer à une minutieuse consignation de son quotidien. Peu à peu le lecteur y voit apparaître puis réapparaître des héritiers : Walser, Mandelstam, Pasolini, Niedecker, Lorenzetti, Benjamin, Beckett, etc. Mais aussi des « motifs » : un carnet, un crayon, un cheval, de la cendre, le gris, le brun, la pourriture. Et, au fur et à mesure que l’on chemine dans la lecture et que l’on s’y approprie ces résurgences, l’ordre des jours paraît s’estomper pour laisser place à autre chose. Aux antipodes du baguenaudage poétique quotidien, Chant tacite fait se concaténer et s’appuyer l’un sur l’autre le « jour après jour », l’héritage culturel et le projet littéraire.

La mise en forme « journal » est donc bien ici une mise en forme. Le journal est bien un choix formel, non la reprise, consciente ou non, d’un bon vieux gimmick littéraire usé jusqu’à l’os dont l’auteur aurait choisi d’épouser les linéaments pour des raisons de facilité ou pour y dissimuler la banalité d’un propos. Tout comme le fruit pourrissant ou la cendre (dont on retrouve les teintes jusque sur la couverture du livre) amendent les sols, le journal (ainsi que le temps qui passe dont le journal est la chambre d’écho) est ici le mécanisme formel par lequel une écriture cherche à advenir. Si journal il y a ici, c’est celui, ô combien réussi, de la recherche du poème qui ne s’institue que par lui et en lui…

tout ce qui s’écrit à mesure

de moi au lecteur

de la table de travail à l’angle cassé du mot

cherche dans l’ordinaire

la singularité notée de cela

hier

le mouvement de buissons noirs

salivés presque

fit possibilité d’un mot : grappe luminescente

jusqu’à l’odeur de blondeur

envahir la phrase de moelle si cela fut

semblablement écrit

, alors,

Emmanuel Laugier, Chant tacite, 2020, Nous.

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