Combien ça coûte?

« C’est cher! ». Souvent, un libraire (ou un éditeur) se retrouve confronté à cette exclamation lors du passage en caisse d’un lecteur. Sans méconnaître la subjectivité à l’œuvre dans ce constat (une chose peut paraître chère à l’un alors qu’elle paraît bon marché à un autre) ni les critères très strictement matériels qui s’imposent à chacun (une même chose peut être chère à une bourse et légère à une autre), il est indéniable que la part objective de l’interjection est en règle générale ignorée par celui qui la profère. Celui qui dit « C’est cher! » ne sait en général que ce que cela lui coûte à lui et non ce que cela a couté à celui qui le lui vend. Si le constat est vrai de manière générale (au plus les actes que nous posons se limitent à ceux de la consommation, au plus on cherche à s’exonérer des raisons qui fondent ces actes, et donc à les connaître), il l’est plus encore pour un domaine culturel qui a toujours préféré mettre à distance la chose financière. Comme s’il répugnait à qui en « profitait » (le lecteur) ou en « vivait » (le libraire, l’éditeur, l’auteur, le traducteur, le distributeur, le diffuseur, l’imprimeur, le représentant, etc. ignorant souvent superbement les coûts afférant aux autres parties impliquées) de se rappeler que la chose d’esprit dont il s’occupe pouvait être entachée de préoccupations si bassement matérielles. Et pourtant! Et pourtant un livre a bien un coût objectivable!

Croyant sincèrement qu’il n’y a aucun avantage à rester dans le confort faussement douillet de la méconnaissance, nous avons désiré profiter de la sortie ces jours-ci d’un livre qui nous est cher pour répondre à cette question : « Un livre, ça coûte combien? ». Sans aucunement prétendre à l’exhaustivité ni à l’exemplarité de ce qui suit, nous pensons qu’il peut être utile à tout acteur du monde du livre (dont le lecteur est sans doute le plus important) de connaitre les tenants et aboutissants sonnants et trébuchants d’un livre. Voici donc combien Poésies d’Hans Faverey a coûté, la répartition des dépenses et celle des rentrées :

Coût total : 26.340 € HTVA réparti comme suit :

Traduction : 14.885 €. 45.00 €/poème soit le tarif officiel recommandé par le Fond des lettres néerlandais.

À-valoir sur les droits d’auteur : 750 €.

Graphisme : 3.000 €.

Impression : 7.205 €. Impression en Belgique (671 pages, dos rond, cousu, cartonné papier Fedrigoni, tranche-fil, etc. la classe quoi, en ce compris la livraison en deux endroits, France et Belgique).

Frais divers : 400 € (envois postaux, frais de transport, petites fournitures diverses, etc.)

Le livre a été imprimé à 750 exemplaires, dont 40 doivent être légalement cédés aux traducteurs, ayants-droits ou éditeurs. Nous avons reçu une aide (très généreuse) du Fonds des lettres néerlandais d’un montant de 12.500 €. Cette aide n’est perçue qu’après impression du livre, ce qui veut donc dire que tous les montants repris ci-dessus (en ce compris bien entendu les montants dus aux traducteurs) ont été financés pas l’éditeur. Ce qui donne un coût de revient à l’exemplaire de (26.340 – 12.500)/710 =19.22 €.

Il va de soi que l’éditeur ne perçoit pas 100 % du prix du livre à la vente. Dans le cadre de ce livre précis, la répartition se fait comme suit : 10 % pour le diffuseur, 10 % pour le distributeur, 37,5 % pour le libraire, 8 % pour l’éditeur original et les ayants-droits, 1 % pour les traducteurs. Reste donc à l’éditeur un pourcentage théorique sur le prix de vente de 33,50 %. Celui-ci doit être, en pratique, ramené à la réalité des faits. Premièrement, les pourcentages sur le prix de ventes versés aux traducteurs n’étant dus à ceux-ci qu’après amortissement des à-valoir leur ayant été payés, il est très rare, dans le cas de la poésie traduite que ce cas de figure se rencontre (il faudrait vendre 49.617 exemplaires de ce livre : cette chronique se transforme en rêve humide…). A contrario, il n’est pas impossible que des sommes doivent être payées aux ayants-droits en sus de l’à-valoir préalablement versé. Dans le cas qui nous occupe, après la 313 ème vente, 2,40 € serait dus à ces derniers. Ensuite, des ventes réalisées doivent être déduits les frais relatifs aux livres abîmés et donc définitivement invendables. D’expérience, ces frais peuvent être évalués à minimum 5 % du total. Bref, de manière très concrète, dans le cas qui nous occupe, l’éditeur percevra 29,5 % du prix de vente de chaque livre jusqu’au 312 ème et 21,5 % à partir du 313 ème…

Bref (encore), pour couvrir ses frais (et uniquement les couvrir, sans parler de gagner de l’argent ou de rémunérer son propre travail), notre éditeur aurait du vendre son livre à un prix de 65,15 €! Mais comme, à ce prix-là, il n’en aurait vendu aucun, il a décidé de les vendre à 30 €. Ce qui, il en met sa main à couper, ne lui épargnera certainement pas l’un ou l’autre « C’est cher! »… C’est ballot.

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