« Comment retarder l’apparition des fourmis » de José Carlos Becerra

la diminution du Paradis

produit une augmentation compensatoire

dans l’anthropophagie rituelle

Ultime recueil du poète mexicain disparu tragiquement en 1970 à l’âge de trente-quatre ans, Comment retarder l’apparition des fourmis reprend frontalement le thème ancestral de la finitude humaine. Les fourmis, ce sont celles qui, en colonne, l’une après l’autre, et comme issues du néant, viendront goûter ce qu’il restera de nos corps une fois que la vie les aura quittés. Et la question du Comment?, c’est celle, lancinante et illusoire, que posent toutes ces constructions qu’envers et contre tout nous nous échinons à bâtir contre l’inéluctable.

[le scribe]

les jours à venir,

quand on n’entendra plus la couleur blanche

parler entre ses dents sur tes pages,

quand le moindre centimètre de ton âme

ne manquera plus de mots, et que tes limites

détiendront les ponts que tu as toujours prévus,

et que les choses recevront la lumière appuyée sur cette chair

où la mémoire fourmille

en inventant tout,

quand tout sera déjà dans l’ordre

et le nombre convenu de fourmis,

quels mots

se transformeront en mouches qui volent

sur tes yeux démentis par leur fixité?

et quelle population de faits

t’abandonnera à ses adversaires?

Les poèmes, dans ce recueil-phare du vingtième siècle, se succèdent l’un l’autre, souvent achevés par une virgule, à l’image des fourmis dont ils prétendent ironiquement – si pas la conjurer – retarder l’apparition. À l’identique des diverses « activités », « procédures », « occupations » que nous inventons pour entraver l’inexorable pourrissement, la poésie est elle-même fatalement organisée comme ce qu’elle se targue de vouloir/pouvoir éclairer. L’ironie est bien là, que la réponse à la question, bien plus que classiquement impossible, reprenne l’universel arrangement de ce contre quoi elle fait ne fait que mine de lutter. Comme si la vie elle-même, et l’esthétique qui s’y accole, ne pouvait être autre chose qu’une propitiatoire copie de ce qui, patiemment, en dévorera les restes.

le bruit que fait le corps en expectorant sa mort,

parle de tout avec tous,

José Carlos Becerra, sans jamais sombrer dans l’hermétisme, sait ménager le mystère dont participe sa poésie. Un peu comme la fourmi paraît surgir de nulle part – ou le ver et la mouche qui anciennement naissaient spontanément du corps même – l’apparition du poème est, en son sens premier, une diablerie. On perçoit la fine ironie, la tendresse, l’empathie désabusée. On sait que là-dedans le mélange de l’image triviale et de l’idée abstraite – et le mélange de leurs registres sémantiques – ont quelque chose à voir. On observe que, certainement, les jeux sur la causalité – il parvient à suggérer une conséquence en disant la suspension de sa cause – ne sont pas sans effet. Mais on ne sait jamais déterminer avec précision d’où ça vient, ni comment ça fonctionne. C’est là et ça marche. Et si ça marche, c’est aussi parce que quelque chose de son principe de fonctionnement reste profondément énigmatique. C’est sans doute cela qu’on appelle de la magie…

ce que nous appelons devenir est un animal dont nous suivons

pas à pas la trace,

José Carlos Becerra, Comment retarder l’apparition des fourmis, La Barque, Bruno Grégoire & Jean-François Hatchondo

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/comment-retarder-lapparition-des-fourmis-de-jose-carlos-becerra/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.