« Contrenarrations » de John Keene.

 

Contrenarrations

 

Naturellement, il y a des enfers et il y a des enfers, ce qui est vraiment une affirmation de banalités, car il existe des degrés d’horreur, d’horreurs dont nous sommes tous témoins et que nous vivons, parfois directement, souvent indirectement, et c’est l’immédiateté de l’horreur, sa sublimité et notre incapacité à même y réfléchir, bien que nous puissions nous en souvenir indélébilement, qui forment notre sens de ce qu’un enfer particulier, ou l’Enfer lui-même, pourrait être.

Contrenarrations se composent de 13 « récits », répartis en trois parties. De l’un à l’autre on ne retrouve ni personnages récurrents, ni suite narrative ou fictionnelle. De longueur variable, de principes formels, de registres du discours très variés, un regard distrait les apparenterait au genre classique de la nouvelle. Et pourtant s’en dégage un irrésistible sentiment d’ensemble, celui-ci débordant celui, très classique aussi, de la simple thématique commune.

Qu’est ce que savoir, savoir profondément? Le savoir n’est-il pas toujours une forme de pouvoir qui, mené trop loin, ne peut être retourné contre lui-même?

Dans chacun de ces récits un(e) noir(e) du continent américain a affaire, sous ses formes les plus variées, des plus assumées aux plus sournoises, à l’oppression. Un femme-canon à Paris; Jim, l’esclave affranchi de Mark Twain qui rencontre à nouveau Huckleberry Finn et Tom Sawyer; un domestique de Philadelphie qui devient aéronaute; Carmel, l’esclave personnelle d’une jeune blanche américaine qui se découvre une passion dévorante pour l’art; Bob Cole… Réelles ou fictives, toutes ces figures, éclairées de main de maître par John Keene, nous dessinent une extraordinaire contre-histoire des esclaves africains. De leur arrivée sur le continent à la mise en scène du jugement d’un coupable, Contrenarrations est d’abord bien, comme l’indique son titre, la nécessaire contamination par la parole de ceux qui en ont souffert, de celle, toujours officielle et institutionnalisée, de ceux qui les font souffrir. La seule lecture de cette oeuvre démontrant ô combien nous restons façonnés par une lecture ô combien partiale de l’Histoire.

il vaut mieux parler / en se souvenant / que nous n’étions pas supposés survivre.

A confisquer la parole de qui fut opprimé, l’oppresseur, bien que battant sa coulpe, maintient son joug. A qui fut retiré la parole pour mieux l’asservir pendant des siècles, on refuse l’affranchissement en le maintenant sous le flux et la garde de la sienne. Reste toujours la domination de qui raconte. Et sortir du cycle d’enfermement que consacre cette parole ne se peut qu’en en inventant une basée sur des principes neufs.

Les pieds d’abord pour qu’ils ne puissent jamais s’enfuir. Puis les mains, ainsi même pas les plus simples des outils. Puis les yeux, aucun souvenir donc d’un seul endroit où vous les avez cachés. Mais garder la langue et les cordes vocales jusqu’à la fin parce qu’elles peuvent avoir quelque chose d’autre capable de vous surprendre.

Ce n’est pas Le Noir, La Négritude, L’opprimé qui est le cœur de Contrenarrations, mais sa parole. Brimée, bridée, brisée, mais jamais éteinte, conservant dans la possibilité de son advenue toute sa force. Mieux encore, enfouies sous des couches de silence forcé, semblent y avoir mûri des manières plus subtiles et fécondes de rendre compte. Jamais inutilement post-moderne, ni victimaire, ni doloriste, Contrenarrations consacre génialement le rôle impertinent et salvateur de la forme.

John Keene, Contrenarrations, 2016, Cambourakis, trad. Bernard Hoepffner.

Les 34 minutes de blabla ci-dessus sont le résultat des échanges que nous avons commis avec l’excellent Alain Cabaux lors de la matinale de Radio Campus où il officie de voix de maître.

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