« Cosmas ou la Montagne du Nord » de Arno Schmidt

En l’an 541 après J-C, non loin de Byzance, un jeune homme, Lycophron, étudie auprès de son maître, Eutokios, un savant grec revenu clandestinement dans l’Empire après en avoir été banni par Justinien 1er.  La ferme-forteresse où ils résident semble offrir un refuge sûr aux recherches du vieux savant et à l’épanouissement intellectuel du jeune homme.  L’arrivée dans leur région de Gabriel de Thisoa, un curé bigot et intrigant, et de Anatolios de Berytos, un politique opportuniste accompagné de sa fille, Agraulé, va venir bouleverser cet équilibre. 

Car le curé et le politique arrivent en inquisiteurs, porteurs moins d’une religion que de dogmes, servant plus à asseoir un pouvoir qu’une foi.  Et rien n’est de trop pour affermir cette emprise de la nouvelle croyance institutionelle.  Les marbres représentant les divinités païennes sont amputées de leur paganisme pour figurer des anges.  Une cosmologie, celle de Cosmas, est mise en avant, les théses chrétiennes s’accomodant parfaitement de ses hypothèses délirantes.  L’art et la science n’ont plus de rigueur, n’existent plus d’eux-mêmes, mais uniquement dans le service qu’ils peuvent rendre, dans leur travestissement, à l’institution religieuse.

C’est justement ça, le problème ! : une religion qui dénigre l’art et la science en les traitant de « vanités » se révèle incapable de produire aucune oeuvre d’art !  Elle peut tout juste retailler et ravauder nos grands Anciens! -Oui, produire du kitsch international, comme votre laineux « Bon Pasteur » là-bas !

Lycophron face à l’obscurantisme chrétien, c’est l’emblème de tout intéllectuel menacé par un collectivisme tournant à vide.  C’est l’écho d’un Arno Schmidt dans sa furieuse défense de l’individu.  Un individu qui, face à la menace d’un collectif toujours plus avide, doit revenir à l’essentiel.  Qui fait de lui qui il est et non un autre.   

Qu’est-ce qui fonde l’existence? : le paysage ; l’intellect ; l’éros !

Par sa seule scansion, le paysage vient comme dénoncer les délires d’une cosmologie qui était censée en rendre compte.

Dans le matin gris-fer, la tache de rouille du soleil.  Vaches coassent.  Un arbre nu aux membres nègres tordus en sueur.

Sur le chemin du retour : et des nuages par des nuages poursuivis.  Une troupe de perdrix s’envola avec fracas d’un sillon.  Le crépuscule massif et pataud ; un hybride de jour et de nuit.

L’intellect, lui, défait ce que fait le religieux.  Là où ce dernier s’ingénie à dissimuler les origines sur lesquelles reposent sa foi, une existence qui cherche à se fonder doit, au contraire, travailler à les retrouver.  La langue qui en rend compte, forcément bâtarde, doit dès lors afficher ses racines.  Les mêler en montrant qu’elles se mêlent.  L’érudit et le trivial.  Le grec ancien et l’anglais contemporain.  Jusqu’au vertige généré par un vers (« Oh Captain, my Captain !!! ») de Walt Withman, en anglais, dans la bouche d’un Thrace du 6ème siècle!

Mais Lycophron, en la personne d’Agraulé, découvre l’amour aussi.  Dans le tâtonnement des gestes :

Donc : toucher : nous nous entremêlâmes, lugubres, nous étions des débutants, avec des grimaces ; le vent s’en mêla ; des doigts étranglaient et foraient, ma main en savait plus que moi –

Dans la naïveté des rêves :

Mes pensées agraulèrent encore un peu.

Le paysage, l’intellect, l’éros fondent une existence.  Arriver à les dire fondent l’art.  Et Arno Schmidt, érudit quasi maniaque, maître génial de l’éllipse, inventeur voluptueux de néologismes, en est un de ses plus sublimes serviteurs.

Arno Schmidt, Cosmas ou la Montagne du Nord, 2006, Tristram.

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