« Dans le château de Barbe-bleue » de George Steiner.

Un des avantages considérables de la mort d’un auteur est incontestablement qu’elle attire le regard du lecteur distrait sur son œuvre. En ce début 2020, avec les morts conjointes de George Steiner et Pierre Guyotat, la mort se montre particulièrement bonne conseillère.

Concevoir une théorie de la culture qui puisse tenir en l’absence de tout dogme ou d’un impératif métaphorique de perfectibilité et de progrès me paraît l’une des tâches les plus difficiles qu’il nous revienne d’affronter.

Le « projet » de George Steiner, dans son Château de Barbe-bleue, est de poser la question de la culture. Au sens large. Qu’est-elle? Que peut-elle? Change-t-elle? Mais, alors que le lecteur s’attendait à une sorte de démarche définitoire, historiciste, de laquelle aurait germé une idée de la culture précise et âprement défendue par l’auteur américain, ce dernier s’arrête justement au bord de la définition même. Plutôt que de définir une culture, censément supérieure ou proposant des bases sur lesquelles bâtir un avenir meilleur, ce qui intéresse George Steiner, ce sont précisément les conditions qui fondent une culture ou la modifient. C’est le processus même, révélé au travers de l’évolution de la culture dite classique, qu’il dévoile ainsi. Et, du même élan, sont dévoilées (en 1971) nombre de nos préoccupations (ou constatations, ou travers) les plus actuelles : le constat d’inopérabilité morale de la culture, notre propension à nous autoflageller, la tension persistante entre progrès matériel et écologie, etc.

Ce qui frappe particulièrement à la lecture de Dans le château de Barbe-bleue, 50 ans après son écriture, c’est à quel point il nous rappelle quelque chose qui parait parfois aujourd’hui irrémédiablement perdu. Non pas une culture classique. Non pas non plus une vision propitiatoire de ce qu’elle deviendra. George Steiner n’est pas précurseur, ni « le devin de notre époque ». Ce qu’il nous donne à lire est la possibilité (et en regard de cette possibilité, notre propre impossibilité) que coexistent, au sein d’une culture, une véritable et acérée critique de celle-ci ainsi que sa défense éclairée. Une culture peut ainsi faire germer les graines de l’enfer métaphorique et, quand elle aura elle-même perdu contact avec les racines religieuses de cette métaphore, les faire éclore bien réellement dans l’entreprise génocidaire de la Shoah. Une culture peut se forger sur les misères colonialistes en forgeant du même fer les concepts moraux qui condamneront l’entreprise coloniale. De même, la lucidité à laquelle aboutit une culture peut très bien provenir de l’un de ses échecs les plus lamentables.

Nous pourchassons la réalité où qu’elle nous conduise.

Alors que nous baignons dans un sirop de sublime, l’exigence gouailleuse et généreuse de George Steiner nous paraît être, plus que jamais, un bien nécessaire

Il n’est pas de retour en arrière. Nous ne pouvons opter pour les rêves du non-savoir. Je m’attends à ce que nous poussions la dernière porte du château, même si elle ouvre, ou peut-être parce qu’elle ouvre, sur des réalités hors de portée de la compréhension et de l’autorité humaines. Nous le ferons avec cette clairvoyance désolée que la musique de Bartok rend si bien, car c’est le mérite tragique de notre condition que d’ouvrir des portes. […] C’est quelque chose de pouvoir penser au suicide même de l’espèce, tout en poussant pied à pied la discussion avec l’inconnu.

George Steiner, Dans le château de Barbe-bleue, Le Seuil, trad. Lucienne Lotringer.

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